Le titre du cinquième livre de Jean-Patrice Courtois est à lui seul un plaidoyer : qu’envisage-t-il en effet, sinon d’attaquer, avec une sorte de machette à mots, cette masse entremêlée d’espaces, de surfaces, de plans, que forme le dehors, c’est-à-dire le reste d’un monde. Détailler, élaguer, éclairer, là où la touffeur des choses (« : le noir a du halo ») étouffe les espaces respirables, tel semble être la logique du sens de ces Jungles-là : « : jungle plate, à feuilles, à écran/ : depuis un bout, maigre départ - flou pas fini ». Sa composition en cinq parties est un montage de plaques tectoniques. Chacune synthétisant, en les faisant fondre, toutes sortes de savoir (de la philosophie politique de Montesquieu à la climatologie, en passant par le cinéma, le droit, le théâtre de Claude Régy…). Cette matière savante, Courtois la concasse, et jamais n’en fait des crochets de références intellectuelles : un « : pas de singe à ça, la langue juste elle » parallèle au « : signe du réel en train de signer l’évacuation ». Plutôt en fait-il les raisons, dissoutes dans sa langue, du surgissement d’une langue « infracassée » (« unzertrümmert »), pour reprendre un mot de Robert Walser qu’il traduisit. Des laisses amorcées par deux « : » de la première section « Mobiles » aux « Diversions » finales, on traversera successivement trois espaces de poèmes en prose serrée : le formidable « Chapeaux », « Emballages » et « Obériou », référence au groupe fondé en 1927 par le poète russe Daniil Harms. Ce dernier, d’ailleurs, avec notamment Léonid Lipavski, est l’un des pivots des jungles de Courtois. Son humour, son ironie, sa pugnacité, aussi acides que parfois roulés dans une douceur souriante, la série des « Chapeaux » les tient tous par la main, d’un bout à l’autre, à l’exemple de cet avertissement : « La folie du chapeau n’est rien d’autre que l’acte délibéré de qui ou quoi espère échapper à l’espèce humaine ». En filigrane on y reconnaîtra aussi les figures de Charlie Chaplin, de Buster Keaton, de Kafka ou Walser, chacun étant le garant de cette petite communauté, pas seulement d’absurdistes réunis.
Comment sortir de sa langue sa langue.
La question des Jungles plates ressemble à une souris minuscule lancée à toute allure dans les jambes d’un homme sur le point de témoigner : elle crée de l’effroi, une peur compulsive à sortir de sa bouche sa propre langue. C’est là pourtant l’enjeu de cette « : logique lente vers rien de spécial » : comment sortir de sa langue sa langue, ou sa langue de sa langue, sans qu’elle ne se coupe (dans les deux sens du verbe) des mondes qu’elle porte ? De ces opérations, Courtois note : « Le monde maintenant, le là sans être là du qui n’a pas de nom, de quoi n’a tellement pas de nom qu’il est l’espace de tout, que tous les mondes possibles y sont impossibles, ce monde-là est maintenant dans les restaurants ». Et ajoute, derrière le rire caché de Harms : « Ce n’est pas une raison pour se livrer à la provocation en multipliant les descriptions de paysages ». Queue de poisson si l’on veut, à laquelle il faut, pour en comprendre le déroulé serpentin, préciser la tâche qui incombe à la psyché, ou à l’âme, de mener jusqu’au bout. Ainsi « Avec les deux mains vous avez saisi votre âme, ce n’est pas un mince effort parce qu’elle n’a pas la forme d’une table en demi-lune ». Puis l’âme « présente le monde en se tenant comme un muscle serré avec une toute petite voix qui ne semble pas saisir la relation qu’elle entretient avec ce qu’elle offre pourtant conpulsivement ». Ou, dit autrement : « Extraction à partir d’extractions puis tractions d’effractions ». Voire, tout autrement, véritable révélation de ses mobiles : « : l’eau coule par la tête sourde// : tout se passe dehors, au-delà de pas là - ».
Les Jungles plates de Jean-Patrice Courtois
Éditions Nous, 326 pages, 28 €
Poésie Tranchant parfait
mars 2010 | Le Matricule des Anges n°111
| par
Emmanuel Laugier
Les Jungles plates de Jean-Patrice Courtois est un réservoir d’énergies, où la langue s’emploie à faire surgir des mondes comme autant de lames vives.
Un livre
Tranchant parfait
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°111
, mars 2010.