Reprenez les premiers paragraphes d’un livre, en l’occurrence Le Traducteur (José Corti, 2006), ne bousculez pas trop leur agencement et, incognito, à la fin d’une phrase anodine changez de cap, vous obtenez : Le Traducteur amoureux. Davantage qu’une simple variation sur le thème de la trahison et de la traduction, cette seconde version relève de l’acte chirurgical. Alors que le narrateur du Traducteur travaillait initialement sur le texte d’un auteur anglais, celui du Traducteur amoureux exerce d’abord ses talents d’usurpateur sur Journées d’automne de Mégumi Kobayachi. Affligé par le départ de sa femme, dégoûté de l’amour, ce « fléau sans nom », notre traducteur supprime, il ne sait pas trop pourquoi, là un point-virgule, là un mot. Jacques Gélat aurait pu, en exergue, glisser cet aphorisme de Lacan extrait de « L’étourdit », en changeant « dire » par « écrire » : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend. » Tant son personnage semble être soit la proie des prouesses de son inconscient, soit, ce qui revient peu ou prou au même, passé maître dans l’art de la « science consommée de l’esquive ».
Abandonnant l’« oreiller, la pharmacopée et ses antidépresseurs », fort du succès critique et commercial de Journées d’automne, notre « Attila de la traduction » consent à rencontrer Mégumi Kobayachi. Aux abords d’une brasserie du boulevard Saint-Germain, il découvre une Japonaise d’à peu près un mètre soixante-quinze, à la « belle démarche, souple, élégante, avec un port de tête assez haut, un port de reine ». Pourtant, parce qu’il a peur, dit-il, de voir ressurgir les démons de son ancienne rupture, de trahir à nouveau le style minimaliste et glacial de Mégumi, il refuse de s’attaquer à son dernier roman : Matins de Tokyo. Une épopée contant les pérégrinations d’un colporteur dans le Japon du XIIe siècle ne vaut-elle pas dix Matins de Tokyo ? Les Quatorzièmes Assises de la charcuterie périgourdine un colloque consacré aux écrivains japonais d’aujourd’hui ? La fuite, fût-elle fuite face à l’autre, est, selon Démocrite, une vertu essentielle. Alors, autant préférer les « expertes caresses d’une péripatéticienne » qui, moyennant quelques euros, vous vide les « polichinelles » au « champ des amours ». Quand bien même ses prémisses : un couvert surnuméraire ou une deuxième tasse de café préparée par inadvertance…
Aérien, tel un « ravissant Cupidon joufflu décochant ses flèches fleuries », Le Traducteur amoureux regorge d’intelligence et de cocasserie. A contrario du Traducteur, étonnamment bavard et, en dépit de ses velléités réflexives, sans intérêt aucun. Chose étrange. Jacques Gélat aurait-il, à la manière de son traducteur énamouré, consciemment ou pas, trahit son texte initial, en y injectant une matière autrement plus féconde ? Le Traducteur serait-il un repentir du Traducteur amoureux ? L’épithète ajoutée serait-elle responsable de ce qui ressemble à un heureux forfait littéraire ? On aimerait le penser. À la lecture de cette seconde mouture, une « discrète effervescence, une intime exaltation, (ainsi qu’une) merveilleuse allégresse », invitent à sourire. Peut-être comme le narrateur qui, sa « fabuleuse capacité à l’autodéfense » levée, lit sur son ordinateur les premières lignes d’un texte de celle qui est devenue sa geisha : « Je suis un traducteur. Au départ, c’est un plaisir qui ressemble un peu au métier de comédien. On doit se faire à l’autre, l’écouter, le comprendre, s’en imprégner, avec cette différence qu’au lieu d’un personnage, c’est un roman qu’il va falloir traduire… » Premières lignes qui sont autant celles du Traducteur amoureux que du Traducteur…
Le Traducteur amoureux
de Jacques Gélat
José Corti, 193 pages, 15,50 €
Domaine français L’amour salutaire
avril 2010 | Le Matricule des Anges n°112
| par
Jérôme Goude
Un traducteur, friand d’ajouts et de petits plats, s’éprend d’une jeune romancière japonaise. Entre humour et légèreté, Jacques Gélat opère une greffe romanesque culottée.
Un livre
L’amour salutaire
Par
Jérôme Goude
Le Matricule des Anges n°112
, avril 2010.