Imaginez… En pleine nuit, vous vous réveillez dans la chambre d’un hôpital psychiatrique. Et peu importe qu’il s’agisse de la très réputée université impériale de Kyûshû, car vous ne vous souvenez plus de rien. Non pas de ce qu’il s’est passé la veille ou l’avant-veille : vous n’avez plus le moindre souvenir. C’est exactement comme si vous veniez de naître. Quelques minutes plus tard, vous tendez l’oreille, croyant percevoir une voix de l’autre côté du mur. Une voix de femme. Qui vous assure que vous deviez l’épouser, et qu’elle est revenue à la vie alors que vous l’aviez tuée. Et peu après, un médecin légiste vous apprend que vous êtes mêlé à une affaire criminelle. Que vous avez peut-être tué une femme dans un état de divagation somnambulique, et que pour découvrir votre réelle implication dans cette affaire, il va vous falloir retrouver votre identité. Rien de moins.
Dès le début de ce roman, nous sommes littéralement happés par cette histoire invraisemblable, cette machination digne des meilleurs polars, que nous vivrons, pour l’essentiel, dans les pensées de ce narrateur amnésique. Un amnésique empêtré dans un présent peu banal, où il doit à la fois jouer le rôle d’un coupable potentiel et celui d’une victime contrainte de mener l’enquête, aidée en cela par le médecin légiste qui le confronte à des objets avec lesquels il a pu être en contact, comme ce livre au titre étrange, Dogra Magra (sorte de formule magique), qui relate une histoire étrangement proche de la sienne. Ce sera ensuite un éminent psychiatre qui prendra le relais, et lui confiera la somme de ses écrits, que nous allons lire en même temps que lui pendant près de quatre cents pages.
Une histoire « dont on ne voit jamais le fond ».
Ce sont d’ailleurs ces quatre cents pages qui sont pour nous les plus déroutantes. Nous y découvrons un traité intitulé Le Rêve du fœtus, les assises théoriques d’une thérapie iconoclaste baptisée « thérapie par l’émancipation des aliénés », des paragraphes authentiquement scientifiques (à tel point que nous n’avons d’autre choix que de tout croire ou de tout mettre en doute), et l’étude d’un cas, en l’occurrence celui d’un jeune homme qui a étranglé sa mère à l’âge de 16 ans et sa fiancée la veille de leurs noces. Parfois, nous ne savons plus très bien dans quel livre nous évoluons, s’il s’agit toujours d’un des écrits du psychiatre ou du roman que nous lisions au début.
Autour de ce meurtre, deux avis vont rapidement s’opposer. Celui du médecin légiste, pour qui il y a bel et bien un assassin ; celui du psychiatre, persuadé de tenir là un crime sans criminel. Mais nous découvrons bientôt que le psychiatre truffe ses explications de mensonges et de blagues destinés à faire réagir le narrateur, cet amnésique qui pourrait finalement s’appeler Kure Ichirô, mais rien n’est moins certain… Or à qui se fier quand on ignore qui l’on est et quand la médecine ment ?
Publié en 1935, Dogra Magra a demandé à Yumeno Kyûsaku (1889-1936) plus de dix années de travail. On a pu dire de lui qu’il était un roman « sans temps et sans espace ». C’est pourtant un huis clos, qui s’étire sur à peine vingt-quatre heures. Une petite journée durant laquelle nous explorons la formidable complexité du cerveau humain. Il est bien sûr permis de le tenir pour un roman policier (au sein duquel tous les rôles s’inversent peu à peu, les apprentis détectives devenant de possibles meurtriers), de lire en lui une histoire « dont on ne voit jamais le fond », ou encore de le prendre pour « un ramassis de non-sens, un assemblage de petits crimes de rien du tout, transformé en un grand crime étrange autour du pouvoir magique d’un rouleau ». Mais avoir dit cela équivaut à n’avoir presque rien dit de cette performance littéraire qui laisse le lecteur complètement abasourdi, désemparé, et parfois découragé par les interprétations contradictoires qu’offre ce livre, y compris après avoir refermé la dernière page, qui ne résout strictement rien.
Ce n’est d’ailleurs pas plus mal, l’essentiel se situant bien au-delà de l’intrigue (qui relève elle aussi de la performance) et de la seule résolution de l’enquête. Le tour de force de Kyûsaku, c’est d’avoir fait du cerveau humain le personnage principal de Dogra Magra. Et avec le cerveau humain, c’est la question de l’identité de l’homme qui est posée : est-ce la somme de nos souvenirs qui nous constitue, ou existons-nous tels que les autres nous perçoivent, et parfois nous inventent ? Dans la quête de son identité perdue, le jeune narrateur progresse ici de certitudes en doutes, là au gré de ses croyances, ailleurs de ses pulsions, sans jamais parvenir à y voir plus clair, ni en lui ni dans ce qui dans l’entoure. Et si Kyûsaku nous laisse dans l’opacité la plus absolue, sans nous délivrer la moindre réponse, c’est sans doute parce qu’il appartient à chaque lecteur de donner un sens à tout cela. D’en faire sa vérité.
Dogra Magra de Yumeno Kyûsaku
traduit du japonais par Patrick Honnoré
Picquier poche, 840 pages, 12 €
Histoire littéraire Abracadabra
juillet 2010 | Le Matricule des Anges n°115
| par
Didier Garcia
Avec ce livre inclassable, le Japonais Kyûsaku entraîne le lecteur dans le labyrinthe du cerveau humain, pour une lecture éprouvante.
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Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°115
, juillet 2010.