Il y a trente-deux ans, mourait Aldo Moro, responsable de la Démocratie chrétienne, assassiné par les Brigades Rouges après deux mois de détention. Au moment de son enlèvement, il se rendait à la Chambre des députés où ceux-ci devaient voter la confiance au nouveau gouvernement Andreotti. Les Brigades Rouges s’opposaient à ce rapprochement historique entre le Parti communiste et la Démocratie chrétienne et avaient peu à peu sombré dans la lutte armée. Moro fut la victime de cette rencontre impossible entre les partis et son assassinat résume à lui seul un terrible échec politique.
De ce temps perdu pour toujours, Giorgio Vasta, né en 1970, compose un roman symphonique, riche, tumultueux, en forme de dédale où se perdent les âmes. La toile de fond, c’est bien sûr l’assassinat de Moro. C’est aussi la ville de Palerme où vivent trois copains qui ont choisi des noms de guerre : Nimbe, le narrateur, Rayon, Envol. Avec eux, Vasta ne cherche nullement à donner à lire un roman historique, une sorte de guerre des boutons ultra-violente revisitée à la manière sicilienne. Il écrit en revanche un texte sauvage, où les rêves noirs, ceux des démons qui habitent ces jeunes enfants, pèsent lourd dans la balance des drames. Aussitôt le livre ouvert, le lecteur comprend combien l’univers de Nimbe et de ses amis est pollué par les chats dévorés par la rhinotrachéite et la gale, souillé par les pigeons cancéreux, les chiens estropiés, la rouille, abîmé par la pourriture, la ruine d’une société vide et qui s’égare. Au fond, la pâtée de ces enfants de 11ans, toujours enfants, mais ayant déjà basculé de l’autre côté du miroir, est cette gangrène omniprésente, ce torrent de défaites et d’horreurs que vomit chaque jour la télé, comme la détention de Moro, l’antienne qui annonce de funestes lendemains, comme sa mort enfin, point d’orgue d’une société politique, d’une société tout court, qui ne s’en sont peut-être pas remises.
Ces gamins qui ont choisi des noms aériens – des noms qui ont à voir avec une forme de pureté, un semblant d’éther, tandis que les membres de la famille de Nimbe portent des noms de choses, Ficelle, La Pierrre, Coton – ont désormais un modèle : les Brigades Rouges. Pour eux, ce sont les seules à s’exprimer, à travers leurs communiqués, dans un langage que les gosses affectionnent parce qu’il est capable de violenter le monde et l’Italie, « ce pays où l’on se désensibilise des instincts civiques, où l’on désamorce toute forme de responsabilité ». Alors ils singent les brigadistes, commettent des actes de vandalisme, essayent d’incendier leur école, font exploser une voiture – Nimbe se brûle un peu à ce jeu-là – enlèvent et assassinent un camarade d’école. Les pages du martyr et de l’exécution à petit feu sont à cet égard terrifiantes, écrites par une plume ayant trempé dans un sang noir. Puis ils projettent de réserver le même sort à Wimbow, une petite fille créole… dont Nimbe tombera amoureux.
Le Temps matériel n’est pas seulement un roman de l’initiation pour de jeunes héros en quête, dans un pays politiquement bouleversé, d’une vie qu’ils veulent transfigurer, quand bien même elle aurait puisé à la fontaine du mal. Giorgio Vasta s’interroge sur la puissance libératrice de la langue qui doit élever, absolument, dire le monde exactement. Au contraire, les discours politiques de l’Italie de 1978 – et ceux d’aujourd’hui ne valent pas mieux – ont conduit à l’impasse. Alors les trois jeunes révoltés défendent l’idée selon laquelle « chaque phrase est une bombe (qui doit) ordonner le monde ». La langue doit être cet atout, ce lien nécessaire, cette source cristalline au lieu des bouillons terreux. Au fond, ces trois enfants sont comme Alice qui se trouve soudain dans le bois obscur où les choses n’ont pas de nom. Pour Alice comme pour Nimbe, Rayon et Envol, il s’agit donc de définir. Pour cela, ils se proclament « mythopoïétiques », fabricants de mots, inventeurs d’un mystérieux « alphamuet », « un langage désespéré », expliqué à la fin du roman, qui détourne les niaiseries ou les banalités du quotidien pour en faire un code impénétrable. Un langage neuf, intégral. Mais à trop vouloir pulvériser l’échiquier ancien, Nimbe et ses amis s’enferment dans une logorrhée encore plus stérile que l’incapacité à dire le monde. C’est le lot de tous ceux qui préfèrent la théorie dialectique à l’expérience sensible de la vie et des mots. Heureusement Nimbe rencontre-t-il Wimbow, la petite créole muette. Elle, entretient forcément des rapports différents avec la langue. Elle est là « où la phrase se défait et cède ». Elle vit dans un silence blanc et sauve Nimbe du trou où il plongeait avec ses copains. Loin des brouillards sémantiques, du brouhaha de la pensée anarchique, du plagiat terroriste, elle tend un coussin de soie à la vie de Nimbe, une quiétude. Elle lui offre cette chance de le tenir à distance « du temps incarné » où « chaque enfant est nuit et conflagration et égarement ». Cette chance qui est un miracle.
Serge Airoldi
Le Temps matériel
de Giorgio Vasta
Traduit de l’italien par Vincent Raynaud
Gallimard, 362 pages, 21,50 €
Domaine étranger Soldats de plombs
septembre 2010 | Le Matricule des Anges n°116
| par
Serge Airoldi
En 1978, à Palerme, trois enfants partent en guerre en mimant les Brigades Rouges. Un premier roman puissant de Giorgio Vasta.
Un livre
Soldats de plombs
Par
Serge Airoldi
Le Matricule des Anges n°116
, septembre 2010.