Votre voisin, un bon ami, quoiqu’un peu irritant sur les bords, vient d’avoir un accident. Votre femme finit par vous expulser. Vous emménagez incognito dans l’appartement déserté dudit voisin. Vous vous habillez avec ses vêtements. Vous avez 35ans. Vous épiez votre femme de l’autre côté du mur. Vous racontez des histoires d’ombres à une petite fille qui, sans être la vôtre, a déjà la « nostalgie » de vous. Vous donnez le change.
Une vie qui n’était pas la sienne met en scène cet homme, à qui échoit l’étrange aventure de passer de l’autre côté du miroir en changeant de palier. Lorsqu’il habitait encore avec Laura, Julio trouvait dépaysant le seul fait d’échanger les places dans le lit conjugal. Désormais, il voit son ancienne vie derrière une sorte de glace sans tain. À partir de ce jeu de positions et d’inversions radicales, Juan José Millás nous cisèle une fable sur l’espace intime et la distance respectueuse d’un couple qui tourne autour des mêmes objets, petites planètes domestiques, mais sur deux axes différents et irréconciliables. Variation sur le thème de l’usure des sentiments et du triangle amoureux, son roman dessine un couple singulier qui se reconfigure dans une étrange anamorphose, si bien qu’on ne sait justement plus bien quel est le véritable couple, celui des amants séparés par l’accident ou celui, imprévu, de l’amant et du mari, la femme se révélant le trait d’union invisible entre les deux hommes. En une prose ramassée et limpide, le romancier évite le récit voyeuriste qui filmerait la petite mort ultime de l’amour en décomposition, pour livrer la chronique d’un double amour impossible. S’il évoque bien sûr la mesquinerie du quotidien, et toute la crudité de la duperie, il s’achève par une grâce finale inattendue. Pas de crise de ménage, ni d’explosion violente, mais les fissures invisibles à l’œil nu des frondaisons. Comme un réseau souterrain de racines dont on découvre en allant à la cave, qu’il soutenait tout un édifice. Parasite nécessaire.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Julio prépare des maquettes pour des tournages de cinéma. Ainsi, Juan José Millás tire avec bonheur parti du décor qu’il pose – deux appartements contigus –, pour mieux repousser les cloisons entre fiction et réalité. Les différentes pièces font en effet office tour à tour de foyer, de métaphore de la boîte noire de l’inconscient, de prison, d’installation de carton-pâte… Sans pour autant basculer dans le conte fantastique, l’auteur décrit un endroit qui ressemble aux limbes des morts-vivants ou des fantômes insatisfaits, antichambre des errants. Il fait coexister deux mondes possibles et parallèles. Celui, d’abord linéaire, de la réalité, et celui, brisé, fait de soubresauts temporels, des souvenirs et du passé. Souvenirs de Julio en premier lieu, et passé de son voisin ensuite, que Julio découvre par hasard, et qui se met à remodeler le cours de sa propre vie. En trouvant brutalement l’insoupçonnable voie qui conduit de sa routine à celle de l’autre, comme s’il s’agissait de deux galeries souterraines, le personnage principal se met à explorer un monde virtuel où tout s’agencerait et s’imbriquerait sans espace vide.
Il choisira finalement de refermer la porte dérobée. Exactitude des mots, élégance du phrasé, ellipses : l’écriture de Juan José Millás saisit avec pudeur ce drame d’intérieur. Sa stratégie est celle de l’effeuillage et de la tendresse, malgré l’implacable déroulement du récit. Son univers, poreux, fragile, est constitué de frôlements, d’esquisses. Comme en sourdine, son roman bref, et sans complaisance, décrit à merveille le mécanisme délicat des dépendances masquées de la mémoire et des sentiments. Raffinement de torture et de beauté.
Chloé Brendlé
Une vie qui n’était pas la sienne
de Juan José Millás
Traduit de l’espagnol par André Gabastou
Galaade, 192 pages, 15 €
Domaine étranger Dépendances
septembre 2010 | Le Matricule des Anges n°116
| par
Chloé Brendlé
En une prose limpide, le romancier madrilène Juan José Millás effeuille avec doigté l’histoire secrète d’un couple.
Un livre
Dépendances
Par
Chloé Brendlé
Le Matricule des Anges n°116
, septembre 2010.