Qu’on ne s’y trompe pas, Epître à Madame ma main gauche est bien l’œuvre d’un contemporain. Même si tout porte à penser le contraire. À commencer par le style délicieusement anachronique avec lequel il entreprend d’écrire la nouvelle éponyme de ce court recueil. Né en 1954 en Prusse occidentale, Iouri Bouïda s’est fait connaître en France avec Train zéro (Gallimard, 1998). Si la même atmosphère mystérieuse subsiste dans certaines des nouvelles aujourd’hui traduites, l’auteur montre toute l’étendue de ses talents. Véritable caméléon, il peut à la fois s’enticher de la tradition libertine ou moraliste, lorgner vers Henry James, Poe ou Rilke, explorer mille vies parallèles pour s’adonner aux vices des plus grands écrivains : l’affabulation et la spéculation. On ne peut résumer mieux l’œuvre de Bouïda qu’à l’aune de l’incipit du Neveu de Rameau de Diderot, lorsque le philosophe déclare : « J’abandonne mon esprit à tout son libertinage. (…) Mes pensées, ce sont mes catins ». C’est dans ce même esprit qu’il faut appréhender la première nouvelle : non pas une ode espiègle à l’onanisme, mais une réflexion pleine d’esprit sur les mécanismes culturels qui font de la gauche le côté de la débauche et de la perfidie. En trois courtes pages, Bouïda réussit d’être à la fois jouisseur, satiriste et philosophe – bien conscient que si « le premier pas est libre, on est l’esclave du second ».
Ailleurs, l’auteur creusera un des axes majeurs de la pensée préromantique : la contemplation, nominative d’abord, ensuite sujette aux spéculations les plus inattendues. Telle est la trame du récit intitulé « Une gravure du douzième siècle ». À travers l’œuvre d’art, il s’agit d’accéder à l’imaginaire de ses récepteurs. La question n’est pas tant : « Qu’y a-t-il dans l’œuvre ? » mais « Qu’y voyez-vous ? Dans quelle mesure votre conscience est-elle ébranlée ? ». Bouïda cisèle le texte de telle sorte à se focaliser sur l’homme situé hors-cadre. Un homme qui viendrait représenter le fantasme jusque dans sa désincarnation. L’auteur développe ainsi une érotique de l’ombre. C’est que l’érotisme s’inscrit dans le registre de la suggestion. Un prétexte aux très poétiques digressions spéculatives de Bouïda sur l’impudeur onirique de la toile. Dans un autre récit, il est aussi question d’extrapolations à travers le cas d’Igor Zemler. Le journal de cet homme, vierge de toute écriture, fait pourtant l’objet de multiples tractations de la part d’un narrateur qui n’a de cesse de reprendre l’ouvrage déserté de toute présence humaine. Le personnage de Zemler avait au préalable tout dilapidé avant de se supprimer, prenant soin de brûler ses toiles. Mais il laissa ce testament comme un ultime témoignage de son absence. À moins qu’il ne s’agisse là aussi d’un jeu biaisé, appelé à un futur palimpseste.
L’auteur aime ainsi à brouiller les pistes. Certains textes sortent cependant du lot, parmi lesquels la très belle rêverie chromatique intitulée « Lumière d’automne ». à la fois tentative de définition de la poésie, attente d’une épiphanie et questionnement sur l’indicible, cette description donne à voir des horizons sans fin en quelques mots à peine. Ce que nous enseigne également « Solitude avec vue sur une chambre avec vue sur la solitude ». Une solitude et une attente qui ne sont en somme supportables que parce qu’elles comportent l’idée de Dieu, c’est-à-dire « l’ombre de l’avenir dans le présent. (…) Dieu, c’est la Tour telle qu’elle se présente dans l’imagination des cent mille bâtisseurs, et telle qu’elle ne sera jamais. » L’espoir donc d’une communauté restaurée, métamorphosée.
Benoît Legemble
Epître à madame ma main gauche
Iouri Bouïda
Traduit du russe par Sophie Benech
Éditions Interférences, 79 pages, 13 €
Domaine étranger Réinventer le monde
janvier 2011 | Le Matricule des Anges n°119
| par
Benoît Legemble
Dans un pur exercice de style, le Russe Iouri Bouïda brode douze récits comme autant de variations sur la contemplation et le sens caché de la communauté.
Un livre
Réinventer le monde
Par
Benoît Legemble
Le Matricule des Anges n°119
, janvier 2011.