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Zoom Voix sans repos

mars 2011 | Le Matricule des Anges n°121 | par Sophie Deltin

Écrit en 1950 et enfin traduit en français, le beau et triste roman du Tchèque H. G. Adler (1910-1988) nous confronte de manière bouleversante aux crimes de la Shoah.

Dans la littérarisation des récits consacrés à la Shoah, bien loin donc du simple enregistrement des faits par la voie du témoignage brut, voici un auteur qui s’est frayé un chemin audacieux et singulièrement angoissant – comment ne pas s’étonner qu’il ait fallu plus de soixante ans avant que ce texte marquant de Hans Günther Adler ne soit traduit en français ? Reconnu parmi les historiens pour son travail scientifique sur le camp de concentration de Theresienstadt (publié en 1955) où ce Pragois, issu d’un milieu juif assimilé, fut lui-même déporté de 1942 à 1944 avant de l’être à Auschwitz, c’est en tant qu’écrivain à part entière que Adler reste encore à être célébré. La force de vérité qui se dégage d’Un voyage est d’autant plus déroutante que les éléments réalistes y sont volontairement mis de côté – les personnages, les lieux sont en effet sans appartenance ni référents clairement établis. Tel est le paradoxe de ce livre dont la puissance de dévoilement le rapproche de la parabole, où rien n’est nommé directement (pas une fois le mot « Juif » n’est cité), et où pourtant, en vertu de cet anonymat même, tout est substantiellement restitué.
L’histoire est celle de la persécution de la famille du vieux docteur Leopold Lustig, depuis sa spoliation, son exclusion jusqu’à son anéantissement final. Dans l’odyssée de cette déchéance programmée, la perte du droit de propriété – et la perte du lieu – annonce leur bannissement du monde – « habiter » devient sous la plume d’Adler un verbe intransitif qui agit comme un brevet d’existence. Arrachés à leur quotidien tranquille, dépourvus de toute assistance, celle du droit ou du cœur, « les Interdits » sont désormais contraints d’obéir au nouvel ordre édicté par les « Instances ». Très vite, ils se voient méthodiquement dépouillés de tout. Dans des pages d’une tension inoubliable, l’écrivain multiplie les scènes, les gestes de séparation d’avec les choses. Ainsi de cette séquence où le fils Paul Lustig, dans une sorte de rage de la destruction qui ne fait que préfigurer celle qu’il va subir, s’en prend délibérément à son luth avec un couteau – « un assassinat » déplore sa sœur Zerline. Plus tard, la confiscation brutale au vieux Leopold de son stéthoscope déploiera les mêmes accents de meurtre d’âme.
Pour tous ces êtres proscrits, invalidés, commence alors « un voyage » – une variante ironique du célèbre voyage de formation dans la culture européenne : la déportation. S’enclenche aussi la mise en marche d’une incessante « métamorphose » – un processus de dégradation qui réduit les victimes à des figures de cire, des « spectres », des « animaux » (venus du mythe ou du conte d’enfants), et plus prosaïquement, des « déchets » à éliminer. Par cet usage kafkaïen du fantastique qui assigne la réalité à sa véritable nature, incompréhensible, monstrueuse et absurde, l’écrivain nous donne à voir dans leur consistance tragiquement concrète, les détails de cette condamnation qui en pleine Europe allait mutiler de façon définitive le visage de l’homme.

Le « mur de la surdité volontaire ».

De fait, dans l’univers sans recours que met en scène Adler, plus rien n’est fiable. En témoigne la narration complexe du roman, à la fois disloquée et erratique, elle-même en pérégrination dans les coulisses du temps, mais où tout néanmoins se relie dans une tonalité fondamentale – l’ironie adlérienne, qu’elle soit amère, grinçante ou même tendre, n’est jamais que le moyen de donner le change à une angoisse tout aussi fondamentale. De cette forme abstraite et lyrique émerge un flux continu de voix intérieures telles qu’elles s’apparaissent et se racontent le sort infligé. Ainsi s’enchevêtrent, s’interrompent et se suivent les soliloques parfois hallucinés de ces consciences intimes : celui du vieux Leopold, obsédé par son sens du devoir envers ses patients, et qui incrédule, décalé, continue de faire « comme si le monde entier n’avait pas été retourné » ; Zerline la fille fidèle, si poignante dans son scénario d’évasion ; ou encore la tante et veuve Ida Schmerzenreich, condamnée depuis son nom même, au royaume de la souffrance…
De cette « ballade » – tel était le titre originel de ce roman choral – ne restera finalement plus qu’une seule voix, celle de Paul, le personnage témoin, dont nous suivons l’errance de survivant dans les décombres d’une ville dévastée par les bombardements alliés, à la recherche d’une attestation officielle (un papier, une photo) qui puisse l’autoriser à nouveau du droit d’exister au présent. Dans ce périple, Paul multiplie surtout les efforts pour percer le « mur de la surdité volontaire » et cet art du « camouflage » de la part d’un peuple décidé à placer toute son énergie, psychique et matérielle, dans la reconstruction des ruines plutôt que dans le courage d’explorer la vérité… Chiffre du chemin vers la mort, le « voyage » devient aussi dans cette dernière partie pourtant pavée d’indifférence et d’incompréhension, la voie éclairée par l’espoir cicatriciel – « je juge tout de même possible qu’il puisse aussi y avoir de la joie » – d’un retour de Paul à lui-même. Et à cette gratitude d’avoir été « placé entre les mains (de la vie)  ».

Sophie Deltin

Un voyage
H. G. Adler
Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni
Christian Bourgois, 460 pages, 25

Voix sans repos Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°121 , mars 2011.
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