Nom : Horzon. Prénom : Rafael. Né à Hambourg en 1970. Un temps coursier pour la Deutsche Post après avoir abandonné des études de philosophie, latin et physique nucléaire. Créateur de la Galerie Berlintokyo en 1996, qui fit un tabac avec ses expositions de cafetière, grille-pain et sachets de chips présentées par des artistes japonais fictifs. Fondateur et recteur de la prestigieuse Académie des sciences de Berlin dans « une ancienne boutique de papier peint » dès 1997. Concurrent féroce « des billyothèques à deux balles » d’une multinationale suédoise avec son propre magasin de meubles, Mœbel Horzon.
Créateur d’une ligne vestimentaire unique avec la maison Gelée Royale et son imparable slogan : « En Gelée royale, pas une journée ne passe sans que tu ne rencontres des gens intéressants et formidables. » Initiateur d’un ambitieux projet de refonte totale du monde, et dans tous les domaines – « La langue. Le temps. L’habillement. L’architecture. La nourriture. La monnaie. La société. » –, sobrement intitulé redesigndeutschland ; promoteur dans ce cadre-là d’une grammaire universelle simplifiée selon ce précepte immédiatement compréhensible : « solution plus simple etre solution plus bon ». Et puis créateur de l’agence Separitas (où il ne s’agit pas d’unir, mais bien de séparer les couples), ou encore de la première librairie monothématique du monde, Sach und Fach (où l’opération spéciale du mois est consacrée, devinez quoi ? au Livre blanc de Rafael Horzon). Pour une vision exhaustive de l’infatigable dynamique de cet entrepreneur moderne, à la tête de l’empire Modocom, on se reportera à ce Livre blanc que publient aujourd’hui les éditions Attila, vraisemblablement converties à la puissance marketing du discours d’Horzon – comme l’atteste cette nouvelle profession de foi qui figure sous l’achevé d’imprimer : « attila fabrique livre plus fort pour vie plus bon ». Et pour lecteur plus content ?
Possible, malgré un départ assez plat, et même ennuyeux : car Horzon, petit être fragile à la larme facile et à l’ego surdimensionné, n’a alors pas encore basculé dans ce qu’il appelle la Nouvelle Réalité. Car le texte flotte encore dans un territoire incertain : roman ? récit de vie ? fumisterie ? « C’est quoi ici, un genre de performance ? », interroge, dubitatif et méfiant, un étudiant maigrichon lors de la fête d’ouverture de Mœbel Horzon. La merveilleuse et catégorique réponse d’Horzon ne lèvera pas les ambiguïtés : « Voyez-vous, lui dis-je en posant une main paternelle sur son épaule, le fait est qu’il n’y a pas de critères objectifs pour définir ce qui relève de l’art et ce qui n’en relève pas. C’est pourquoi tout ce qu’un homme déclare être de l’art est effectivement de l’art. Mais du même coup, tout ce qu’un homme déclare ne pas être de l’art, n’est pas de l’art. Et si je déclare que ce magasin de meubles n’est pas de l’art, mais un magasin de meubles, alors ce n’est pas de l’art mais un magasin de meubles. » Une façon comme une autre de définir cette Troisième Voie qu’Horzon s’acharne à inventer dans la vraie vie, et dans laquelle on le suivra avec un enthousiasme croissant, emportés par le crescendo loufoque du récit – épopée parodique d’un roman de formation d’autant plus surréaliste que tout (ou presque !) y est authentique.
Pour cela, il aura fallu échapper aux chemins balisés, parcours exemplaire de la réussite (financière) vs contestation artistique (mais peu payante) du système ; surtout, il aura fallu en finir avec l’héritage de Marcel Duchamp, dont Horzon a lu « attentivement trois fois de la première à la dernière page les Entretiens (avec) Pierre Cabane ». S’il n’y a selon lui « plus aucun intérêt à vouloir continuer de démontrer qu’il suffi(…)t de déclarer qu’une chose est de l’art pour qu’elle le soit effectivement », si donc « l’idée même de l’art (est) devenue obsolète », ne demeure que cette ultime alternative, « aux antipodes de l’art : la science et l’économie ». Radicalisant l’alliance entre l’avant-garde et la société de consommation réalisée par Warhol et le mouvement pop au tournant des années 1960, Horzon finit de brouiller définitivement les frontières, subvertissant le système de l’intérieur à moins qu’il n’en soit l’agent le plus pervers et le plus efficace.
Faux naïf et vrai dadaïste, il distord les sphères jusque-là séparées de l’art et de la vie, jusqu’à leur improbable et ubuesque recouvrement dans l’effervescence berlinoise du début des années 1990, entre galeries provisoires et bars expérimentaux, entre collectifs d’artistes, scène punk et électro. On y croise, au hasard des dispositifs et des « idées d’affaire », d’innombrables personnages, d’artistes en designers, de publicitaires en collectionneurs (on en retrouve le trombinoscope sur www.lelivreblanc.fr – mention spéciale à Bob Ross…) dont la bigarrure ne cesse d’ajouter de nouvelles dimensions à la réalité. Décidément, cette Nouvelle Réalité est bien plus belle que la fiction.
Valérie Nigdélian-Fabre
Le Livre blanc
de Rafael Horzon
Traduit de l’allemand par Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb
Attila, 224 pages, 18 €
Domaine étranger L’art et la vie
octobre 2011 | Le Matricule des Anges n°127
| par
Valérie Nigdélian
Dans le Berlin des années 1990, la rencontre improbable et ironique de la contre-culture et de la logique de marché.
Un livre
L’art et la vie
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°127
, octobre 2011.