Le livre commence par une date, mars 2009 où Garnier est remercié par Libération (qui l’avait débauché de Rock&Folk) après vingt-huit ans de service, et allez savoir s’ils furent bons ou loyaux. Le pigiste au très long cours reconnaît son « fonctionnement arythmique », pas sa « réputation usurpée de diva » ; se demande si on en a soupé de ses tocades pour Los Angeles (où il réside), de son écriture référentielle, ou de ses premières personnes du singulier ; finit par se convaincre qu’il s’est « peut-être trompé depuis le début, que le journal était bien celui de Bashung et de Johnny Hallyday ». Et parfois celui de Garnier, quand il y tenait « L’oreille d’un sourd », chroniques fleuves et erratiques dont le livre du même nom semble constituer une sorte d’anthologie, quoiqu’il y mêle d’autres collaborations, et des papiers non publiés. Le sous-titre « L’Amérique dans le rétro : trente ans de journalisme » s’avère aussi un peu trompeur : il n’est pas toujours stricto sensu question de l’Amérique, ou alors d’assez loin, comme lorsque l’auteur s’enquiert auprès de détaillants bordelais du prix de vente des semelles Doc Martens.
Ajoutons à cela que les centres d’intérêt sont assez divers (les semelles donc, la littérature, le cinéma, mais aussi les poupées-sexe ou les élections), et que les articles ne suivent pas d’ordre thématique ou chronologique. D’une conception finalement mystérieuse, L’Oreille d’un sourd pourrait tout entier tenir debout sur le terme de journalisme, au sens où Garnier l’entend. Soit, principalement, religieusement, le souci du contexte : qu’on assiste à un colloque, à un concert ou à un enterrement, il importe de connaître les dates, les noms, la géographie ; et pas d’œuvre sans ses conditions précises de production et de diffusion. Comme Nick Tosches qui, dans ses biographies, « fait chanter les détails superflus comme personne », Garnier ne veut rien oublier de ce qui est concret. Ainsi, pour décrire le World, salle de cinéma sise sur Hollywood Boulevard, il passe en revue le public, les voitures garées dans le parking, le prix du ticket comparativement à celui de la baby-sitter, etc. : tous ces éléments mêlés, et non simplement le film programmé, permettent de comprendre pourquoi « Tout le monde avait passé un bon dimanche soir ». Ainsi, pour fêter à sa manière l’anniversaire de Faulkner, il revient, loin des transcendances livresques et des absolus stylistiques, au Plan Marshall et à l’utilité des produits d’exportation : « L’Amérique dominait le monde en à peu près tout : économie, armée, même et surtout en culture populaire. Il convenait d’imposer dare-dare la même chose pour la “vraie” culture – un auteur locomotive pour emmener le tchou-tchou. » D’où « notre » William, prétendument découvert par l’Europe et « parfait buffet campagnard pour séminaires et thèses de 3e cycle ».
L’érudition, souvent, rend mélancolique. Elle peut démystifier, et le journaliste s’y entend bien sûr, orgueilleusement dressé face aux critiques et aux profs de fac. Mais c’est parfois plus ambigu, cela n’exclut pas l’empathie, et l’article se complique selon « l’art d’enfoncer pour mieux ériger » – ou l’inverse. Alors il s’agit de comprendre comment l’œuvre de Bukowski (qu’il a traduit) « a pu avoir un tel impact », quoique ne comptant « finalement aucun livre marquant » ; ou bien de longuement dévisager Jack Nicholson lors d’un entretien : « Ce sont des propos qui viennent parfois vous rappeler les ravages que peuvent faire, sur un intellect mieux que normalement constitué, vingt ans passés au sommet du panier, en compagnie constante d’un entourage qui ne peut plus représenter pour lui, au mieux, qu’une société d’admiration mutuelle. » Si on s’arrête un peu sur cette phrase, on remarquera que chaque mot est pesé.
Gilles Magniont
L’oreille d’un sourd
de Philippe Garnier
Grasset, 558 pages, 23 €
Domaine français La science des circonstances
janvier 2012 | Le Matricule des Anges n°129
| par
Gilles Magniont
Un recueil d’articles signé Philippe Garnier, monumental effort pour ne pas se laisser prendre aux abstractions.
Un livre
La science des circonstances
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°129
, janvier 2012.