Par exemple Le Baiser de Klimt, celui de Watteau, de Picasso : une flamboyante étreinte, ou le mouvement des corps, ou l’entremêlement des visages. Mais nulle pâmoison aussi crue, pas de luxure aussi démesurée que celle figurée par Hokusai, il y a deux siècles, dans le Rêve de la femme du pêcheur : madame en compagnie de deux poulpes, un petit qui « lui mange goulûment la bouche » alors qu’un géant lui « aspire le bas du corps », selon les mots choisis d’Edmond de Gourmont. Les Japonais s’épargneraient donc certaines de nos pudeurs. Peut-être est-ce qu’en Occident le baiser constitue un motif assez récent (au contraire par exemple de la main et du drapé), qui attendit en tout cas la peinture libertine des Lumières pour prendre ses aises. Longtemps, on se contenta des bisous donnés par les Vierges à l’enfant ; l’humanisme renaissant apporta certes son lot d’anges lippus, d’allégories de l’amour et de turpitudes mythologiques, mais certains trouvent ces baisers encore cultivés, glacés, sophistiqués. Quoique : on peut s’étonner ici avec les auteurs de cette composition de 1585 attribuée à Véronèse. Au moment où Léda s’abandonne à Zeus travesti en cygne, « regardez de quelle façon sa main droite presse le dos de son amant à plumes, pour mieux l’enfoncer en elle ».
De détail en détail, sans viser l’exhaustivité ou l’exposé scientifique, le livre réserve donc son lot de surprises : en comparant plusieurs représentations (les baisers par lesquels Judas signe sa traîtrise, ceux où Pygmalion anime sa statue), en évitant quelques œuvres si souvent reproduites (comme Les Amoureux de l’Hôtel de Ville de Doisneau), en proposant même certains développements assez inattendus. Ainsi celui consacré aux baisers exquis et elliptiques de Marcel Duchamp, selon lequel « L’art n’est pas dans ce qu’on voit, il est dans la lacune ». Ce paradoxe explique éventuellement le mécontentement de Rodin devant son propre Baiser : la statue, fameuse, manquerait pourtant de retenue – à ce sujet le frère Claudel est catégorique : « L’homme est pour ainsi dire attablé à la femme (…). Il s’y est mis à deux mains pour mieux en profiter ». Comment alors se garder tout à la fois de l’abstraction et de la trivialité ? Brancusi, dans la première moitié du siècle dernier, y travaille à force d’épures. Au cimetière Montparnasse, pour une jeune russe suicidée par amour, il conçoit une stèle funéraire en forme de soudure sans frontières ni fin : « Il ne cherchait pas à décrire un couple qui s’embrasse – ce couple trop individuel qui encombrait Rodin –, mais le baiser en soi, indépendamment des êtres qui le donnent ou le reçoivent, et qu’il pouvait donc réduire à l’extrême : une masse double et compacte, qui se distingue à peine du rocher qui lui a donné le jour. »
Gilles Magniont
Les Baisers
de Serge Bramly et Jean Coulon
Flammarion, 256 pages, 39,90 €
Textes & images Les bouches bées
avril 2012 | Le Matricule des Anges n°132
| par
Gilles Magniont
Des sculptures primitives jusqu’aux gros plans contemporains, Bramly et Coulon se glissent avec adresse parmi les baisers de l’art.
Un livre
Les bouches bées
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°132
, avril 2012.