Comment faire vivre ensemble essai et dimension autobiographique ? L’écrivain américain Siri Hustvedt a trouvé le sésame qui lui permet de réunir ses genres pourtant peu conciliables : c’est « l’essai subjectif ». Partant de textes écrits et publiés au hasard de journaux et de colloques, elle a su les agréger en un ensemble cohérent, sous l’égide des sacro-saintes trois parties universitaires. Vivre, penser, écrire est le triptyque de l’entière réalisation personnelle, humaine et intellectuelle de Sri Hustvedt.
Le lien entre nos vies mentales quotidiennes et les sciences neurologiques est un fil rouge qui parcourt avec constance ce recueil. Ainsi les pages sur les migraines récurrentes de Siri (qu’elle n’aborde pas sur le versant de la plainte) sur l’insomnie, sur le rapport à son père, forment un tissu de « biographèmes » (pour reprendre le terme de Roland Barthes) et de notations scientifiques, philosophiques et littéraires érudites, sans lourdeur. Se dire et se connaître ne peut s’exonérer de la connaissance des travaux et des œuvres d’autrui : Chaucer, Nabokov ou Borges, par exemple sur cette « étrange zone intermédiaire entre veille et sommeil », mais aussi l’examen du cortex ou du thalamus…
Le cas de Phinéas Gage est emblématique : cet homme reçut une barre de fer au travers du crâne et survécut. Mais en ayant perdu son empathie, ses affects, son équilibre, ses vertus : « Cette histoire m’a hantée par ce qu’elle suggérait d’affreux : la vie morale peut être réduite à un bout de chair cérébrale ». La personne est-elle alors plus biologique que culturelle ? De même, entre déterminisme et liberté, elle se demande : « À quel point sommes-nous prisonniers de notre sexe ? » Répondant alors : « Nous ne sommes pas les auteurs de nous-mêmes, ce qui ne veut pas dire que nous n’avons ni capacité d’action possible ni responsabilité, mais plutôt que le devenir ne peut s’émanciper du lien. »
À la recherche de son « moi idéal », mais aussi de ses facettes et réalités, elle reste consciente de ce que « nous devenons aussi les créatures de notre culture ». Non sans s’interroger sur l’apport de la psychanalyse, elle note avec justesse « la rapidité à laquelle le lecteur de n’importe quel texte littéraire se met à ressembler à l’analyste, et le nombre de choses dont nous sommes souvent inconscients, nous autres auteurs de fiction, lorsque nous écrivons ».
Son regard butine dans un large spectre : de Duccio à Louise Bougeois, elle n’est pas qu’historienne d’art. Avec finesse, et modestie, elle confronte aux chefs-d’œuvre son expérience familiale de la photographie et de l’image, observant ces « neurones miroirs » qui interagissent avec la puissance du regardé. L’effroi de Goya rebondit parmi les artistes contemporains qui le relisent, le singent, choquent et fascinent leur public, moins que le sens de la fureur et du sublime chez le peintre espagnol. Voici qu’elle tente de pactiser avec les émotions ressenties, en conscience « que les artistes sachent qu’ils ne maîtrisent pas leur œuvre ».
La curiosité de Siri Hustvedt semble insatiable. On se souvient qu’essayiste, dans La Femme qui tremble, elle étudia les troubles neurologiques, qu’elle dressa un Plaidoyer pour Eros, que romancière, dans Un Eté sans les hommes, elle narra l’abandon et la reconstruction d’une femme. À la recherche des mystères de la personnalité, elle sait « vivre, penser, regarder ». En sa langue accessible et élégante, elle nous entraîne avec bonheur dans cette mosaïque de microrécits et de pensée réflexive qui dresse mieux que son autoportrait : le nôtre. La vocation d’écrivain de Siri Hustvedt ne se satisfait pas de raconter des histoires, si elles ne sont accompagnées d’une pensée sur leur nécessité…
Thierry Guinhut
Vivre, penser, regarder
de Siri Hustvedt
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Le Bœuf
Actes sud, 512 pages, 24,80 €
Domaine étranger Miroir inversé
février 2013 | Le Matricule des Anges n°140
| par
Thierry Guinhut
De la neurobiologie à l’œuvre d’art, un parcours autobiographique et intellectuel de Siri Hustvedt.
Un livre
Miroir inversé
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°140
, février 2013.