On lui saura gré de résister à la pression, qu’il dit énorme, d’écrire un roman, et de continuer à affirmer son ancrage exclusif dans le champ du texte court. Les nouvelles de David Means, qu’il dit influencées par celles d’Alice Munro ou William Trevor, sont des plongées à l’évidence souvent brutale dans les tréfonds de l’âme humaine ; et si elles ouvrent un espace poétique par l’opacité qu’elles maintiennent entre les situations données et le lecteur, c’est d’abord celui de la violence crasse et de la folie humaine. À la marge la plupart du temps, ses personnages sont des êtres perdus et abandonnés, victimes et criminels à la fois – parce que la lame que l’on écarte de sa gorge doit être retournée contre son agresseur et qu’« on ne peut pas se permettre de briser des petites choses fragiles sans dommages ». Voyage sur la difficulté du lien « parmi les hommes, vagabonds et clodos », ivrognes et filles perdues, braqueurs et tortionnaires, le recueil déroule l’inexorable condamnation des êtres à la douleur et au fiasco. Ce qui n’interdit ni l’ironie ni la douceur, qui naît de liens sensuels aux paysages traversés ou contemplés (le fléchissement d’herbes folles sous le vent, le bruissement des saules, « l’étendue ample et miséricordieuse du lac Ontario ») – refuges bien précaires où s’abriter (jusqu’à l’oubli ?) de l’horreur arbitraire de l’existence et des inéluctables trahisons.
Par un sens subtil du montage et du contrepoint, Means sait faire jaillir la mélancolie de l’intensité même des scènes, les dilatant dans une temporalité étrangement dissociée : terriblement là, posées à leur point d’intensité maximum mais, simultanément tirées de la mémoire douloureuse des personnages, déjà ravalées par ces êtres vaincus. C’est sur ce fil-là – celui du « souvenir, à la frontière entre le physique et le mental » – que se tient sa prose funambule, parfois diablement cocasse lorsqu’elle s’interroge sur les causes, toutes plus fantasques les unes que les autres, de la « combustion humaine spontanée d’un certain Errol McGee ».
Valérie Nigdélian-Fabre
Des lieux et des hommes
de David Means
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Claude et Jean Demanuelli
Gallimard, 208 pages, 21 €
Domaine étranger Des lieux et des hommes
mai 2013 | Le Matricule des Anges n°143
| par
Valérie Nigdélian
Un livre
Le Matricule des Anges n°143
, mai 2013.