Issues de sa « correspondance générale », les cent vingt-cinq lettres rédigées en français par Walter Benjamin (1892-1940) constituent un corpus spécifique qui éclaire d’un jour puissant la figure du penseur allemand installé à Paris. C’est un critère original que celui de cette langue française puisque Benjamin ne l’utilise pas toujours pour les mêmes raisons, ni même avec régularité avec tel ou tel de ses correspondants — ainsi de Scholem son vieil ami auquel il fait comprendre par là qu’il ne souhaite plus se rendre en Palestine. Le plus souvent, et il le dit lui-même, c’est par politesse qu’il écrit dans la langue de son pays d’accueil. Par politesse ou par souci de galanterie, ou bien parce qu’il écrit à des administrations ou à des institutions comme la section française du Pen club ou le Comité d’aide aux victimes de l’antisémitisme en Allemagne. Sa première tentative est adressée à Picabia.
Dans une roborative présentation, Christophe David – il a traduit Arendt, Adorno, Huidobro, Günther Anders le propre cousin de Benjamin, etc. – s’est penché sur ce corpus qui révèle à la fois sa difficulté de vivre en France et la variété de ses amitiés. Il écrit à la libraire Adrienne Monnier et à son amie américaine Sylvia Beach, aux intellectuels, éditeurs, directeurs de revue et critiques Marcel Brion, Jean Cassou, Charles du Bos, Jean Ballard, aux Allemands Gisèle Freund, Hannah Arendt, tout à la recherche de « l’esprit français » qu’il rencontre le plus souvent dans la littérature de Proust, de Gide, de Berl, Valery ou Romains, et même, de façon moins attendue, Eugène Dabit et son Hôtel du Nord. Mais il y a aussi pour Benjamin la sinistre période de la guerre où il craint d’être haï pour sa nationalité, d’être pourchassé pour sa religion et finit par disparaître à Portbou en 1940, après avoir tenté de fuir via Nevers, puis être repassé, malade, à Paris. Lui qui souhaitait « brosser l’histoire à rebrousse-poil » (Thèse VII) trouverait symptomatique sans doute que l’on se penche sur des écrits épars.
Mais la méthode est intéressante car elle permet de souligner des documents qui, peut-être, dans une masse plus importante passeraient inaperçus : les lettres à Jean Selz (1904-1997), notamment, retiennent l’intérêt malgré leur ton un peu distant et les difficultés linguistiques qu’elles révèlent : en effet leur amitié ne fut pas banale et ne dura que de 1932 à 1934. Ils s’étaient rencontrés à Ibiza, aussitôt après Walter Benjamin écrivait de « l’autre côté de la Méditerranée. Il y a une plage magnifique et la vue admirable sur les alpes apuanes. N’empêche qu’il y a des jours où je pense avec quelque nostalgie à Ibiza ». L’historien de l’art de saisir la figure de l’Allemand avec beaucoup d’acuité. Il transposa sans connaître même la langue allemande certains passages d’Enfance berlinoise et a laissé des témoignages du rapport de Benjamin à l’opium.
Ce volume de « correspondance variée », pour ainsi dire de ce bouquet de lettres fraîches et colorées parfois, dispense le plaisir des impressions fugaces et redit à sa manière l’importance qu’il y a lire l’auteur des Écrits français (Gallimard, 1991) et du fondamental Paris, capitale du XIXe siècle (Cerf, 1989).
Éric Dussert
Lettres françaises
de Walter Benjamin
Préface de Christophe David
Nous, 256 p., 22 €
Histoire littéraire Par politesse
mai 2013 | Le Matricule des Anges n°143
| par
Éric Dussert
Un livre
Par politesse
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°143
, mai 2013.