Y aura-t-il quelqu’un pour se souvenir que Paul Léautaud fut à deux doigts d’emporter le prix Goncourt en 1903 avec Le Petit Ami, le premier volume qui parut sous son nom ? C’est peu probable, et Léautaud n’y est pas pour rien, puisqu’il a tout fait de son vivant pour devoir sa notoriété posthume à son Journal littéraire, qu’il tint pendant soixante-trois ans (de 1893 à 1956), et que le Mercure de France publia en dix-neuf volumes. Un monument de près de 10 000 pages, qui est aux lettres françaises ce que le Journal d’Amiel, avec ses 17 000 pages, est à la littérature suisse.
Afin de rendre une telle somme accessible au plus grand nombre, en 1968 Pascal Pia en avait proposé un choix de pages (lequel reparaît donc aujourd’hui), représentant environ un dixième du Journal. Si le prélèvement est personnel, les différents échantillons ont été retenus de façon à donner une idée précise de l’ensemble.
C’est un Léautaud hédoniste (et profondément égoïste, l’un n’allant peut-être pas sans l’autre) qui se dessine en filigrane dans cette anthologie, que l’on peut lire comme un roman. « Une seule chose a compté pour moi : le plaisir », aimait-il à répéter, lui qui s’est arrangé pour vivre seul (« j’ai connu dans la solitude des jouissances incomparables ») et qui a consacré l’essentiel de son temps à la littérature, puisque ayant travaillé pour le Mercure de France pendant de nombreuses années (il le disait d’ailleurs volontiers : rue de Condé, il se sentait chez lui). Certaines de ses semaines ont aujourd‘hui de quoi faire rêver : une invitation de Sacha Guitry, une autre de Matisse, et une rencontre avec Malraux, le tout en quelques jours !
L’on trouvera aussi, disséminé dans ces pages, quelque chose qui s’apparente à un art poétique. Sa préférence pour Stendhal tout d’abord, auquel il vouait parfois un véritable culte (moins pour ses romans que pour les pièces intimes comme le Journal, les Souvenirs d’égotisme ou La Vie de Henri Brulard), laquelle lui fit détester Flaubert, qu’il considérait comme un « ébéniste littéraire, qui astiquait pour que cela brille partout ». Et son goût immodéré pour le naturel en écriture et pour tout ce qui vient facilement.
Plus surprenante en revanche : sa fascination pour les morts, qu’il lui fallait côtoyer de près dès qu’il le pouvait, ne se contentant pas d’examiner l’expression du visage mais allant jusqu’à toucher une main à la dérobée. Et des défunts, il en a vu quelques-uns de célèbres : Mallarmé, Schwob, Remy de Gourmont, Apollinaire, Barrès, Fargue, Gide. Pour Apollinaire, qu’il tenait pour « le dernier poète sensible », on lui refusa cette faveur de voir le corps, l’homme n’étant plus guère présentable le lendemain de sa mort.
L’immersion dans cette anthologie a quelque chose de grisant. Rien ici qui sente la note ou qui soit jeté à la diable : chaque texte y est rédigé, Léautaud s’appliquant à tout raconter avec soin, quand bien même s’il s’agissait d’évoquer la mort de son chien Span, les habitudes de certains de ses chats (en novembre 1922, il en avait 45 !), ou de présenter ses dépenses quotidiennes. Pas un sujet, semble-t-il, que sa plume n’ait été apte à saisir, la moindre babiole pouvant toujours devenir prétexte à l’écriture. Cerise sur le gâteau : c’est humble, jamais le moins du monde prétentieux (son manque de confiance en soi y est bien sûr pour beaucoup). Le seul reproche qu’on puisse raisonnablement lui faire c’est que dans certaines pages il n’ait pas toujours cherché à beaucoup communiquer, comme si ce Journal avait d’abord et surtout une fonction spéculaire, ce qu’il reconnaissait volontiers : « Je n’écris pas pour des lecteurs. J’écris pour moi ». Mais même dans ce face-à-face avec soi-même Léautaud reste passionnant pour les autres, peut-être parce qu’il a su rester vrai et ne jamais forcer le ton.
Didier Garcia
Journal littéraire
Paul Léautaud
Folio, 1312 pages, 14,50 €
Poches Pages choisies
juillet 2013 | Le Matricule des Anges n°145
| par
Didier Garcia
Une sélection du Journal de Léautaud (1872-1956), que l’on surnomma le concierge des lettres. Passionnante.
Un livre
Pages choisies
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°145
, juillet 2013.