C’est Gaétan qui a commencé. Il est en 3e, jamais jamais il n’a son cahier de latin, d’ailleurs a-t-il seulement un cahier de latin, depuis que je le connais, c’est notre 3e rentrée scolaire commune, je répète les mêmes choses à Gaétan, où est ton cahier, la prochaine fois je, ce n’est pas possible que tu, il va falloir que nous, et : est-ce que tu fais la même chose en maths, par exemple, Gaétan ?
Depuis que je le connais Gaétan répond invariablement : oui je fais la même chose partout. Je sais que c’est vrai, il fait la même chose partout, je suis un peu distraite à toujours répéter, en fait je suis radicalement étonnée par Gaétan, son aplomb, son intelligence, son honnêteté. Il dit aussi, parfois, quand on lui pose la question : non Madame je n’ai pas étudié. Tu n’étudies jamais ? Non Madame. Pourquoi ? Parce que ça m’ennuie.
Il n’a pas de cahier, il n’étudie pas, il écoute. Il est totalement engagé, le temps de la classe. Il est en début d’échec scolaire. Il dit qu’il ne veut pas aller au lycée, de toute façon. La plupart du temps, il a des béquilles parce qu’il s’est fait une entorse. D’après les profs de sport c’est de la paresse, d’après lui il fait tant de skateboard que. En cours de latin, Gaétan qui n’a jamais eu le moindre cahier, et qui finit par avoir les larmes aux yeux si on fait les entêtés, nous les profs (Gaétan ce n’est plus possible que, il faut que nous, nous allons te), en cours de latin Gaétan va drôlement vite pour décortiquer les phrases, deviner les enjeux, saisir les concordances des temps, leurs discordances, les images et les sous-entendus. Tout à l’oral. Et rien sur la table.
C’est lui qui a commencé.
Quand on était en 5e, vous nous lisiez des aventures extraordinaires, des hommes se faisaient manger le nez par les sorcières ou pisser dessus par des fantômes, quand on était en 4e on traduisait les pires tortures, Néron voulait écrire des poèmes à Rome devant les maisons en flammes, on donnait des esclaves aux lions et on coupait les paupières à l’autre débile qui retournait pour l’honneur se constituer prisonnier à Carthage alors qu’on l’avait libéré. Cette année on ne parle que de choses sérieuses, les tribuns de la plèbe, la mère qui dit que ses fils c’est les pires des bijoux et c’est dégueulasse d’ailleurs, comme si des fils c’était des choses. On est en 3e et la seule chose qui nous intéresse c’est le sexe et les combats et vous le savez très bien et pourtant on lit des trucs de nuls. Madame, quand c’est qu’on fait un truc un peu intéressant ?
Le lendemain j’ai choisi, pensant à Gaétan, ce passage où Ovide, dans L‘Art d’aimer, s’adresse avec malice à sa Muse, lui conseille de rester en dehors de tout ça, à la porte (close) de la chambre, ces choses-là ne se racontent pas, ou plutôt, pas besoin d’elle, la Muse, quand il y a une telle évidence, encore une fois Gaétan avait raison, pas besoin d’elle, la Muse, les mots d’eux-mêmes (sponte) se pressent en foule, tout à fait précipités les mots quand il y a une telle scène dans la chambre, sur le lit qui accueille les amants (accepit duo amantes) – et comme dit Gaétan, le lit conscius, on va pas traduire le lit conscient, on va dire témoin, il est témoin, le lit, et quand le lit est témoin, pas besoin de la Muse (a continué Gaétan), vous voyez ce que je veux dire.
Il y avait des ricanements.
Guillaume ne disait pas « oh Madame ça me cacaille » comme du temps des tribuns de la plèbe, des vertueux Tiberius et Caïus Gracchus qui voulaient collectiviser les terres, l’ager publicus, faire des réformes de toute sorte, et qui étaient les bijoux de leur mère.
Ça riait en douce, puis plus en douce du tout, un peu choqués quand même les enfants quand il s’agissait de ce que trouvaient les doigts à faire à cet endroit où, mot à mot l’Amour trempe son aiguille.
Madame, c’est un subjonctif ! Quod agant c’est ce qu’ils peuvent faire, ce qu’ils pourraient faire, les doigts, si…
Mince alors, son aiguille !
Je comprends pas…
Son dard, quoi (rires).
Baptiste il rit tout seul, Madame.
Nec manus laeva iacebit iners : et la main gauche ne restera pas inactive…
Ça me rappelle ma 5e, dit Gaétan, j’oublierai jamais quand la servante faisait tourner la marmite, le héros la regardait et le narrateur disait : ce qui était baissé jusque-là se redresse.
Tifaine éclate de rire, au souvenir. Elle confirme : on n’oubliera jamais.
C’était dans Apulée, L’âne d’or.
La suite : hoc fecit et fortissimus Hector. Et in capta magnus Achilles.
Robin : c’est les héros, ils ont fait ça aussi, Hector avec Andromaque et Achille avec sa captive, on le voit dans le film ! D’ailleurs j’avais pas compris cette histoire de captive.
Comme quoi, dit Tifaine, c’est bien que tu lises Ovide. Pour comprendre le film.
Mais, dit Léo, c’est pas avec sa captive, c’est dans sa captive. In capta, eh oui, dans la captive. C’est écrit, hein.
Baptiste pouffe de rire.
Coline : hoc, comment on traduit hoc ?
Ceci, cela, ça. Un neutre, quoi.
Gaétan s’exclame : c’est pas possible de parler des héros comme ça, on peut pas parler d’Hector et d’Achille comme ça ! Il est en train de tout abîmer, là, Ovide.
Ah, tu trouves, Gaétan ?
Eh bien, ce sont des grandes histoires, quand même, il peut pas les mettre dans un petit lit comme ça, les grandes histoires. Ça me choque.
Manon : c’est pour ça qu’Ovide a été exilé par Auguste ?
Gaétan : moi je suis d’accord avec Auguste.
Gaétan, Gaétan, en attendant, ta main droite, à toi, elle est bien inactive…
Madame, c’est la première fois qu’une blague de prof me fait rire.
Marie Cosnay
A la fenêtre L’art d’aimer
novembre 2013 | Le Matricule des Anges n°148
| par
Marie Cosnay
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L’art d’aimer
Par
Marie Cosnay
Le Matricule des Anges n°148
, novembre 2013.