Fin juin. Quelque chose qui se défait dans le lien au travail. Quoique, Catulle. Certes, Catulle, mais pour faire durer Catulle si nous enregistrions nos voix ? Si nous faisions un montage d’images filmées sur nos voix chuchotant les traductions du poème d‘amour à Lesbia ? On fait le plein de poèmes filmés / traduits, de ces moments fragiles. On s’en va par les couloirs, se photographie en contre-jour parce qu’un amour comme ça, avec un poète comme ça qui imagine qu’il tombe dans les pommes devant l’aimée, eh bien ça peut pas se montrer autrement qu’en contre-jour – vous croyez pas, Madame ?
On ne s’oubliera jamais, on se dit, avec Coline et Léa. Elles ont 15 ans et passent de Catulle à Robin : non, non, Robin, il n’y a pas d’invasion arabe, pas d’invasion chinoise, ne fais pas ton paranoïaque, il faut prendre du recul avec le discours ambiant mais on est tranquille pour toi, Robin, parce qu’on le sait, tu es un garçon intelligent. Ok ok, Robin, ajoutent-elles, 15 ans, l’adolescence, c’est pas une période facile ; c’est pas une raison pour virer facho.
Pourtant, dit Robin : chacun chez soi, c’est comme ça que ça marche. Comment on ferait pour accueillir toute la…
On ne se serait jamais connu, Robin, interrompt Guillaume (que Catulle endort et la conversation réveille), si ta famille n’avait pas émigré il y a longtemps – rappelle-moi le nom de ton père ?
Quand même, continue Robin, ébranlé : le jour où vous verrez Leclerc écrit en chinois.
Rires.
Robin soupire, soudain découragé : vivre sans argent, dans une cabane, c’est ça que je voudrais. N’importe où, en fait. On est tous habitants de la Pangée. Quand on pense que mon tee-shirt c’est une petite fille qui l’a fabriqué, pour quelques centimes. Quand on pense dans quelles conditions elle vit. Et les immeubles qui prennent feu.
Et toi tu voudrais l’empêcher de quitter ses conditions de vie, la petite fille, si elle pouvait les quitter ?
Et toi Robin, intelligent comme tu es, si étais à la place de la petite fille, tu voudrais pas les quitter, tes conditions de vie ?
Tu vois Robin, on le savait, que tu comprendrais.
Vous voyez Madame, il ne faut pas s’inquiéter pour Robin. Juste il se pose des questions.
Voilà, c’est fin juin et notre parcours commun, trois ans de latin, s’achève. Bon sang, qu’on est triste. On dit qu’on se reverra. Léo et Thomas papotent jeu vidéo, on se moque un peu d’eux, les geeks. Léa explique que si elle ne sait pas dire « je m’appelle Léa » en latin, elle connaît des phrases complexes truffées de métaphores. Qu’elle a découvert qu’elle aimait ça, les phrases complexes, et Pline le jeune, et Pline le vieux. Et Virgile. Virgile surtout. Et la traduction.
Mais Robin n’a pas fini : comment tu expliques que quand tu vas à la ZUP tout de suite tu vois un arabe, il a trafiqué sa mobylette, il a les yeux explosés de cannabis et il va te voler ta caméra ?
Il va te voler ? rit Guillaume qui fin juin, après Catulle, se réveille. Tu donnes dans la fiction, Robin ! Tu t’inventes la fin de l’histoire ! Tu sais quoi ? Tu vois ce que tu crois que tu vas voir, c’est pas plus compliqué que ça. Les mecs d’ici qui fument du cannabis et qui poussent leurs motos, tu les vois pas. Pourtant je peux te donner des noms.
Peut-être, dit Robin. Qui est un peu perdu mais tout le monde l’encourage. Il grommelle : je suis pas raciste, hein. Tout le monde le rassure : non, tu n’es pas raciste, tu es trop intelligent.
C’est le jour de dernier cours avec les enfants de 3e mais des discussions comme ça, tout nous y a menés cette année.
C’est le même jour que L, 23 ans, ENS, doctorante, spécialiste de Virgile, pose la question : « je voudrais passer l’agreg, enseigner en collège ou au lycée mais on me dit ne vous sacrifiez pas à l’enseignement, vous vous devez à la recherche. Qu’en pensez-vous, j’hésite ? »
Envie de pleurer et à vitesse grand V : d’un côté l’école, un truc pour pauvres sacrifiés à d’autres pauvres. De l’autre côté, la recherche. Où se réunissent ceux qui ont et gardent. Ceux qui n’ont pas besoin. Transmission coupée. Qui enseigner, appellent ça sacrifice. Qui ont et gardent et méprisent et coupent. Ont coupé, depuis longtemps. Qui sont très seuls dans leurs cercles qui cherchent.
Ce même jour, que je me souvienne, le 23 ou 24 juin : dans Libération, à propos de Godard et de ses propos provocateurs sur le FN, Juan Blanco et Alphonse Clarou s’offusquent que les bonnes gens de peu (naïfs et pas malins pour un sou, pas cyniques comme on est, nous, les autres, les non sacrifiés, les initiés) s’offusquent (et on boit jusqu’à la lie, on lit jusqu’au bout) du geste radical de Godard qui avec ses désirs de FN, pose enfin la rupture. La rupture. Que ça bouge.
La rupture d’un bon fascisme. Peut-être alors, enfin, comme Sartre sous l’occupation allemande, l’occasion de prouver qu’on est libre ? Je ne sais pas si les salauds sont sincères, mais ils font mine de vouloir à tout prix (un prix qu’ils ne paieront pas) sortir des ghettos qu’ils ont fabriqués eux-mêmes et continuent, sans sourciller, à fabriquer.
Coline, Léa, Robin, Guillaume, vous me manquez déjà.
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juillet 2014 | Le Matricule des Anges n°155
| par
Marie Cosnay
Intelligent comme tu es
Par
Marie Cosnay
Le Matricule des Anges n°155
, juillet 2014.