António Lobo Antunes, les âmes nocturnes
Un nouveau livre d’António Lobo Antunes est toujours une promesse de fulgurances serties au cœur d’une mélodie mélancolique, faite de ressassements et portée par des voix qui viennent de loin, qui ont connu la camarde et l’ont accueillie en même temps que le murmure des lauriers, le souvenir le plus enfoui de l’enfance, des bribes de conversation. C’est aussi, pour qui a la chance de pouvoir le rencontrer, le rendez-vous parisien dans le quartier de son éditeur Christian Bourgois. On se souvient qu’en 2009, l’homme était volontiers rieur, laissant à ses seuls yeux bleus l’expression d’une tristesse infiniment tendre. On était venu le voir alors que paraissait Je ne t’ai pas vu hier dans Babylone. Il venait de finir un nouveau roman, écrit réellement dans l’antichambre de la mort : il sortait de deux ans de lutte contre le cancer. Ce livre paraît aujourd’hui, superbement traduit par Dominique Nédellec sous le titre de Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer ? Vainqueur de la mort, l’homme nous avait accueillis bras ouverts et s’était montré plus prolixe qu’à l’accoutumée. En ce premier jour d’avril 2014, la tristesse ne se cantonne pas aux yeux. La voix est plus basse, le geste plus lourd et l’enthousiasme s’est effiloché. António Lobo Antunes a perdu l’un de ses frères le jour de Noël et cette mort-là semble résonner comme une revanche de la camarde. Les frères, les sœurs, les parents : toute son œuvre est pleine d’histoires de famille et Quels sont ces chevaux… plus peut-être qu’aucun autre. La famille comme lieu du conflit dans Le Cul de Judas, la famille comme métaphore d’un monde qui s’écroule, où chacun fait comme il peut au cœur de sa solitude pour accompagner les proches dans la grande nuit définitive.
Les personnages (dans les premiers romans), les voix (ensuite) traversent le crépuscule à la recherche de ce qui sauverait leur vie.
Natif de Lisbonne en 1942, António Lobo Antunes arrive dans une famille disposée comme une petite société à la mode brésilienne : une grande ferme (avec vaches, cochons et chevaux) où habitent son grand-père venu du Brésil et sa grand-mère allemande, et tout autour comme des satellites : les maisons des enfants. Comme si l’arbre généalogique était posé architecturalement sur le territoire de Benfica, quartier de la capitale portugaise dont António, avec fidélité, va supporter le club de football. La branche allemande de l’arbre a probablement apporté le bleu des yeux de l’écrivain et la blondeur des cheveux. Au Portugal, ce n’est pas si fréquent, même si les livres d’histoire parlent d’un roi blond dont la disparition en 1578 marqua le déclin de l’empire lusophone. L’enfant reçoit une éducation stricte où les rares moments de tendresse se glanent du côté des grands-parents. Des frères naissent. Six en tout. Comme les jalons temporels des voyages que le père fait à l’étranger, plus particulièrement en Allemagne et en Belgique où le neuropathologue de renommée...