Le rêve de Séraphim Botezatu, c’est l’Italie. Certes, l’Italie de Berlusconi, mais « à force de désespérer », on n’est pas à ce détail près : « Là-bas, il y a des musées et une vie culturelle. (…) Là-bas, l’air lui-même est lumineux, le ciel resplendit des rayons du soleil et la terre est semée de fleurs impérissables, d’aromates et de plantes éternelles aux couleurs merveilleuses et aux fruits abondants. » Là-bas, des promesses de petits boulots (Fiat, chantiers ou ménages), mais c’est déjà beaucoup quand on n’a rien. Car ici, c’est Larga, un petit village de Moldavie – quelque part entre Roumanie et Ukraine –, une vingtaine d’années après l’effondrement de l’URSS. Le pays le plus pauvre d’Europe, dont un quart de la population est parti chercher du travail à l’étranger. Et qui détient accessoirement le record mondial de la consommation d’alcool par habitant…
Donc Séraphim rêve. Mais c’est un rêveur actif, et têtu, bien décidé à réaliser la devise du paternel : « Ne te donne jamais complètement (à la terre). Réfléchis plutôt à la façon de se tirer d’ici. » Et un rêveur persuasif, puisque hormis quelques sombres réfractaires, néanmoins dotés d’un incontestable bon sens (« De toute façon, elle existe pas, votre Italie ! (…) Y en a un qui l’a vue, parmi vous ? Hein ? Alors ? »), tout le village succombe bientôt à la fascination pour cette authentique terre promise.
Mais d’ici l’on ne part pas, car les frontières sont résolument infranchissables – même les chiens errants valent mieux que les Moldaves : eux, les douaniers les nourrissent. Et leur permettent « de traverser la frontière comme bon leur sembl(e) ». Puisque les voies de l’exil officiel sont verrouillées, restent les autres – toutes les autres, les plus absurdes, les plus délirantes, les plus fantasques. Il faut dire que Séraphim n’est jamais à court d’idées, et que rien ne peut entamer sa détermination – ni les « négriers » éhontés qui vous font prendre des vessies pour des lanternes (vous vous croyez enfin arrivé à Rome ? Vous êtes à Chisinau, la capitale de la Moldavie), ni les lois de Newton (pourquoi un tracteur ne pourrait-il pas voler ? Pourquoi ne pourrait-il pas flotter ?), ni surtout le sens de la réalité, et ses limites ô combien ennuyeuses (pourquoi le village de Larga ne pourrait-il pas être champion olympique de curling ?). Et chacun d’y aller de sa petite stratégie, jusqu’à ce que, dans un délirant crescendo, une folie collective s’empare du pays – et du récit… – avec dégâts plus ou moins collatéraux. Tout y passe alors : trafics d’organes, popes extatiques et fanatiques en croisade, président de la République parachutiste – et aspirant pizzaïolo –, doryphores aux noms de dirigeants communistes moldaves… ainsi qu’un mystérieux manuel de norvégien, véritable clé de voûte de tout ce roman déjanté, comme l’apprendra avec bonheur le lecteur au détour d’une page.
Pourtant, malgré les trésors d’ingéniosité déployés, les délires tenaces, les solutions improbables, l’Italie ne cesse de se refuser, trompeuse, s’élevant peu à peu au rang d’un mythe sans que s’éteigne jamais cet indécrottable désir d’ailleurs – d’autant plus vif que la réalité le retourne à chaque fois comme un gant. Face à l’anarchie joyeuse des sursauts de l’imaginaire, les grises mines des faits, des données concrètes et historiques se révèlent pour ce qu’elles sont : de ridicules pantalonnades, dont les moindres ne sont ni le désintérêt total des politiques pour les affaires d’un « pays en déclin depuis sa création », ni le « plan Moldavie-UE, qui ne servait à rien mais distrayait la population de sa pauvreté ». Dans une interview accordée il y a quelques mois, Vladimir Lortchenkov affirmait : « En Moldavie, l’absurde et l’imagination font partie de la réalité, et inversement. J’ai du mal à comprendre où commence l’une et où s’arrête l’autre. » C’est ce qui fait toute la saveur de ce premier texte traduit en France, dont on pourra goûter de nouveau la folie douce et cruelle dans un deuxième volume à paraître en 2015 (Tabor s’en va), où Séraphim, nouveau messie, fondera une religion destinée à libérer les Moldaves des injustices de ce monde. Tout un programme…
Valérie Nigdélian-Fabre
Des mille et une façons de quitter la Moldavie
Vladimir Lortchenkov
Traduit du russe par Raphaëlle Pache
Mirobole éditions, 256 pages, 20 €
Domaine étranger Délires d’ailleurs
octobre 2014 | Le Matricule des Anges n°157
| par
Valérie Nigdélian
Le premier volet d’une trilogie sauce moldave par Vladimir Lortchenkov, ou les péripéties carnavalesques et surréalistes des laissés-pour-compte de l’Europe.
Un livre
Délires d’ailleurs
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°157
, octobre 2014.