Au volant d’une berline allemande dont le coffre est encombré d’un mystérieux paquet, un homme quitte Paris en direction de l’Espagne, une terre que son propre père avait quittée plusieurs dizaines d’années auparavant. En conduisant, il revisite son histoire familiale, pense à ce père qui après s’être accommodé tant bien que mal du fascisme a finalement émigré pour des raisons plus économiques que politiques : « Il prend le train de la migration qui n’est pas celui de l’exil (…). La légende familiale se construira plus tard, fera mention d’un courage de papier crépon, l’on trouvera les plis nécessaires à fabriquer l’origami de l’héroïsme. L’histoire familiale n’est jamais que la photo d’une photo. » Ni lâche ni héros, ce père, terriblement humain, entraîne sa petite famille dans l’aventure de l’immigration. La misère est réelle, les logements sont insalubres, mais pour les enfants la vie est douce. Entre immigrés de tous les pays, on s’acclimate à la pauvreté. Sur les chantiers des tours de Babel, le père apprend un peu d’arabe, d’italien, de portugais, etc., et se frotte à cette langue française qui « résiste, trop grosse, trop épaisse, comme une énorme tranche de pain ». Les langues maternelles et d’accueil s’entremêlent et c’est l’identité qui vacille, l’immigrant n’étant plus d’un pays et pas encore d’un autre : « La segourité social, el cliñotán, las culottas, la poubela. Lorsque, pour les vacances, on sera de retour au pays, ceux qui sont restés écouteront, ahuris, cette langue hybride, malade. Première génération de monstres. » Mais ces enfants d’Espagnols, de Yougoslaves, d’Arabes… issus d’une vague d’immigration arrivée en France au cours des Trente Glorieuses avaient la volonté de se défaire de leurs origines : « La langue des parents était chez tous une langue inculte, une langue au goût de terre, de poussière et de fuite, une langue crasseuse qui fait honte. » Pour en finir avec le poids du passé, il faut réussir socialement, mais cela passe par la domination d’une langue impossible à maîtriser. Le narrateur se souvient de son combat et de son échec. Il a eu beau ingurgiter les livres, la langue française « insaisissable comme un parfum, subtile comme le goût de la truffe » s’est toujours refusée à lui et il a progressivement tout abandonné : ses études et ses ambitions, au point de finir comme employé subalterne d’une entreprise installée dans les locaux où travaillait autrefois son père. On comprend alors que le drame qui s’est joué est lié à cet échec, que le corps trimballé dans le coffre est fait de chair et de mots…
Avec une langue rythmée et acérée comme la lame d’un coupe-papier, Civico dresse le portrait d’une société qui sombre avec ceux qu’elle a abandonnés : « Tu songes au jour où, dans les classes, on enseignera aux enfants l’ancien régime démocratique, ce système politique qu’aucune révolution n’est venue mettre à bas, qui s’est simplement étouffé dans son propre vomi. »
Éric Bonnargent
La Terre sous les ongles
Alexandre Civico
Rivages. 87 pages. 15 €
Domaine français Retour au pays natal
avril 2015 | Le Matricule des Anges n°162
| par
Eric Bonnargent
Percutant, le premier roman d’Alexandre Civico est une sombre méditation sur l’immigration, la langue et la famille.
Un livre
Retour au pays natal
Par
Eric Bonnargent
Le Matricule des Anges n°162
, avril 2015.