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Zoom Misère indénombrable

avril 2015 | Le Matricule des Anges n°162 | par Sophie Deltin

Stupéfiant de lucidité, l’unique roman du poète Szilárd Borbély restitue à hauteur d’enfant les conditions de (sur)vie dans un village de la Hongrie de la fin des années 60.

Voici un texte brutal et âpre jusqu’à la nausée. Le seul et unique roman, un pur chef-d’œuvre, que nous a laissé le poète, dramaturge et essayiste hongrois Szilárd Borbély, mort en février 2014, à l’âge de 50 ans. Le récit est pris en charge par un jeune enfant triste et solitaire, un garçon d’environ 6 ans dont le regard, quoique rivé à l’apparence des choses, laisse çà et là échapper une analyse déjà plus distante. À travers lui, se succède, alors rapportée au temps du présent, une série de faits, de descriptions et d’épisodes morcelés, avec parfois des scènes lourdes de cris étouffés, sans qu’il n’y ait toujours de lien explicite ou d’enchaînement logique apparent. Comme s’il s’agissait d’inscrire au cœur même de la narration la désolation du réel.
De cet enfant, on ne saura jamais le nom. Sa sœur également est baptisée « la Grande » et son petit frère encore nourrisson, « le Petit ». Ce qui saillit dès les premières pages, c’est la violence de son environnement, l’extrême dénuement de son quotidien, la misère crasse, le labeur ingrat, les nuits sur des paillasses infâmes et la nourriture insipide, quand il y en a. Pas une page où l’écrivain ne nous fasse percevoir les mille et un détails de ce qu’il nomme « l’odeur de la pauvreté ». Or, une tout autre violence se révèle aussitôt, plus dévastatrice, celle des insultes, des brimades, des humiliations que les parents exercent sur les enfants. Le père boit, il a été mis à la porte par le kolkhoze, la mère exaspérée, éreintée, les bat, les injurie, pleure, ou menace de se jeter dans le puits. Entièrement à la merci de cette brutalité qui régit les comportements des adultes, l’enfant n’a que lui-même pour se protéger de la peur, de la honte et de l’impuissance. Témoin et victime à la fois, il déverse à son tour sa rage haineuse et sa frustration contre les animaux – souriceaux, moineaux, chatons – qu’il maltraite seul ou avec les autres enfants du village. Parfois, des pulsions de meurtre l’assaillent, contre sa sœur ou son père. À travers l’évocation terriblement réaliste de ces conditions de vie extrêmes, c’est tout un pan de l’Histoire de la Hongrie rurale, douze ans après l’écrasement de l’insurrection de 1956, que le romancier dévoile, d’autant plus saisissant qu’il l’associe à la représentation impitoyable d’une enfance saccagée. Pour conjurer l’insoutenable souffrance qu’il subit de toutes parts, l’enfant s’est inventé une sorte de jeu, de rituel, qui vire à l’obsession. « Je joue avec les nombres. Je les décompose puis les recompose. Je cherche le nombre avec lequel on peut les diviser. Il y en a que l’on ne peut diviser avec rien. Ce sont ceux-là que j’aime. » Il les convoque, à la façon d’une ritournelle consolatrice, pour empêcher de penser ou pour faire reculer la peur, la nuit. Et d’expliquer encore : « (…) J’aime les chiffres qui n’ont pas de diviseur. Ils sont comme nous dans le village. Ils n’entrent pas dans le moule. »
Effectivement dans ce village reculé, situé non loin de la frontière avec la Roumanie, constitué d’une seule rue, où chacun s’épie et connaît tout de ses voisins, la famille du narrateur tient une place à part. Un peu comme celle des anciens koulaks dont se vengent désormais les « nouveaux seigneurs » depuis l’avènement de l’ère communiste. Ou celle de Mózsi, le seul Juif rescapé du village depuis la déportation de tous les autres un jour de mai 1944 ; pillé, vilipendé, il est à peine toléré, à l’image de Messiyah, un doux fou à la chevelure hirsute, un Tzigane, dont tout le monde se moque. « Nous sommes des réprouvés » résume la mère, fille d’un ancien koulak revenu de Sibérie – des « implantés » disent les villageois, c’est-à-dire des Roumains devenus uniates sur le tard. Des exclus donc. Parce qu’ils croient en Dieu, allument un cierge le vendredi soir et observent le jeûne. Parce que le père n’a pas été admis au Parti et qu’on lui fait payer son origine bâtarde et juive. « Le Juif est celui que tout le monde déteste. (…) Celui dont ils ont accepté l’aide, mais à qui ils ne peuvent pas pardonner de les avoir aidés. Celui qui porte une étoile sur le front. Celui qu’ils n’acceptent pas. Comme nous ». À Pâques, la mère sort « le livre à couverture bleue ». « “Voyez, c’est le pain de la misère”, lit-elle en suivant les lignes de son index courtaud. (…) “Cette année, nous sommes encore captifs, mais à l’avenir, nous serons les enfants libres de Dieu” ». Une autre fois, elle répète encore : « Nous allons partir d’ici. Le Seigneur va nous conduire. » D’ailleurs, la famille joue souvent à « attendre le Messie ».
Entre désespoir et innocence mutilée, le jeune enfant parvient encore à rêver ou contempler la nature. Ou bien imagine qu’il vole comme une hirondelle ou qu’un ange descend du ciel, jusque devant chez eux. « Je sais que cela ne peut pas arriver », dit-il, « Mais ça fait du bien de l’imaginer ». L’imagination, le songe, la seule façon sans doute de sauver son humanité profonde.

Sophie Deltin

La Miséricorde des cœurs
Szilárd Borbély
Traduit du hongrois par Agnès Járfás
Christian Bourgois éditeur, 334 pages, 20

Misère indénombrable Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°162 , avril 2015.
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