Inutile de tergiverser, de palabrer, de philosopher. C’est chose admise. L’art est révolutionnaire ou n’est rien. L’art est œuvre de résistance ou rien. De la provocation à l’état pur, une bombe à retardement au pouvoir purificateur : réveiller, violemment s’il le faut, les consciences endormies, les aveuglements, les nôtres. D’un côté, l’artiste sûr de son génie. De l’autre, les ignares, les conservateurs, nous.
Tentative d’évasion, premier roman de Miguel Angel Hernandez, pourrait ressembler à un ruban de Moebius : un truc qui se mord la queue, qui n’a ni fin ni commencement, un piège digne d’Edgar Poe. Effrayant. Là où le jeune écrivain espagnol fait fort, très fort, nous obligeant à le lire dans une sorte de fièvre, c’est qu’il s’empare d’un « sujet », ou d’un thème sulfureux genre presse-citron pour intellos alors qu’il n’écrit rien d’autre qu’une fiction qui emprunte pour notre plus grand plaisir les bons vieux codes du roman populaire : un narrateur étudiant en histoire de l’art prénommé Marcos, mal dans sa peau, avide de transcender sa médiocrité, en quête d’un savoir, d’une reconnaissance ; un récit initiatique donc, où se tordent ensemble les affres de la vie, sexe, solitude, famille, ambition, questionnement sur le monde ; une narration aussi fluide que pertinente, savamment rythmée ; le tout sous-tendu d’interrogations – en raccourci – métaphysiques. Parfois naïves, toujours politiques, elles tiennent lieu ici de rebondissements sinon d’aventures.
Donc : qu’est-ce que l’art ? s’interroge le sympathique Marcos, sinon que la mise à sac, l’effondrement de nos valeurs ? Il bave d’admiration devant Jacobo Montes, l’artiste suprême, un cynique puissance mille par mille, qui fait de l’extrême, du jusqu’au-boutisme, son art certes mais aussi sa florissante petite entreprise. Il est reconnu artiste engagé, décrété star par la critique internationale, notamment pour l’une de ses œuvres (mais la plus effroyable, si, si, reste à venir… ) : « Avec l’aide d’avocats et de contacts dans les ambassades, Montes avait obtenu des papiers pour un groupe d’immigrés algériens clandestins, à la condition qu’ils se laissent tatouer leur numéro de carte de séjour sur le bras. » Pas mal, non ?
L’Espagne – ou l’Europe – se fissure, gangrenée par elle-même (cf. Moebius), bouffée de l’intérieur par des hordes de va-nu-pieds, d’étrangers qui déferlent morts ou si peu vivants, à la recherche d’un refuge. Des malheurs à la tonne que tous, ou chacun, refusent de voir. Des histoires qu’on lit dans la presse, parfois dans des livres.
Alors, l’artiste suprême, engagé (!), mûrit sa création : exposer dans la galerie la plus chic un immigré, un de ceux à qui personne ne donne de nom : « Omar. Désormais, j’aurais pu le reconnaître si je le croisais une nouvelle fois dans la rue. Il avait cessé d’être une casquette et un tee-shirt pour devenir un visage. Un visage et un nom. C’est peut-être cela qui fait de nous une personne. Que les autres nous reconnaissent et puissent mettre un nom sur nous. »
Ce sera donc Omar, un gamin déjà revenu de loin, qui n’a plus rien à perdre, ni sa dignité ni sa vie, qui sera « l’objet », la plus belle œuvre d’art de Montes le dégénéré ou le visionnaire… Rendre banal le mal pour en extraire toute l’horreur… De la résistance brutale, de la radicalité comme arme anticapitaliste. Nous tairons ici les conditions de cette exposition.
Marcos devient l’assistant de Montes. Il est à ses ordres, docile, esclave corps et âme, un bon toutou qui finira par maudire sa servilité, et qui bien des années plus tard, critique d’art établi, écrira Tentative d’évasion (cf. Moebius) comme pour expier ses dérapages, son aveuglement, retrouver un semblant d’amour-propre : « J’avais agi comme un lâche, ainsi que je l’avais toujours fait et je continuais à le faire. Mon seul courage s’était limité à écrire l’histoire de Montes, à dire que l’art était une tartufferie dangereuse et un outil de plus – peut-être le pire d’entre eux – du capitalisme contemporain. » Mais l’art a ses raisons que l’âme ignore…
Une bombe ce Miguel Angel Hernandez !
Martine Laval
Tentative d’Évasion
de Miguel Angel Hernandez
Traduit de l’espagnol par Brigitte Jensen
Le Seuil, 296 pages, 21,50 €
Domaine étranger L’art de rendre banal le mal
mai 2015 | Le Matricule des Anges n°163
| par
Martine Laval
L’Espagne aujourd’hui. Un artiste fou. Un jeune candide. Un clandestin sorti de l’ombre. Tous au cœur d’un premier roman explosif, Tentative d’évasion, de Miguel Angel Hernandez.
Un livre
L’art de rendre banal le mal
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°163
, mai 2015.