Cela commence comme une anti-dégringolade, une scène de repêchage en eaux non identifiées d’un corps flottant, qu’on hisse sur un cargo ; on ne sait pas, on imagine quel événement précède, la noyade réelle ou métaphorique d’un personnage, post-rupture amoureuse ou résultat d’un burn-out salarial (« syndrome d’épuisement professionnel » euphémise une certaine langue française). Cela continue dans les limbes existentiels de M., qui, sauvé in extremis par un curieux emploi d’archiviste de courriers non adressés, trouve le moyen de se sauver encore : reprendre la clef des champs en laissant derrière son employeur Bègue et Bérénice, mais aussi, peut-être, poursuivre à corps perdu le salut de soi. Entre ces deux « sauvetages », un étrange récit à trous, fait de souvenirs d’enfance, de perceptions du monde au présent, de lettres énigmatiques décachetées dans un entrepôt. « Le corps de la fuite est une belle chose / A étudier », dit la première d’entre elles. Et n’a de cesse de glisser l’écriture de Mathieu Brosseau, d’un fragment à un autre, autour de son sujet, son personnage, « contemporeux » ultra-perméable au monde qui l’entoure, autour de sa matière, philosophique – ce que c’est d’être, aujourd’hui, un parmi les autres, à travers les autres, mais hors des autres, sans attache.
« M. pensait donc que son identité était poreuse comme les peaux, allergène comme les méduses ; il pensait simplement que les histoires des uns pouvaient devenir les histoires des autres. / Il voyait bête, il devenait bête. Il voyait beau, il devenait beau. Il ressentait courtois, il se sentait courtois. Il entendait cérémonie, il se pensait cérémonie. Il pensait déviance, il était déviance. Il prenait clous, il se voyait pendu. / S’il voyait l’autre, il devenait un autre. Dans tous les sens et avec le plus d’associations possibles. » S’agit-il d’un rêve de retour aux sources, d’une fiction médusée par la régression dans la matrice, dans la gangue d’avant la langue maternelle et les mots qui collent à la peau, ou au contraire d’une émancipation sociale, d’un antiroman de formation, d’agrégation au groupe ? « Vous comprendrez qu’il fallait en finir avec les araignées et les révolutions, nécessité était de gagner solitude. », dit une autre lettre. Peut-être qu’entre la mélancolie et la révolte, il n’y a pas de contraire qui tienne, pas à choisir.
La fiction de Mathieu Brosseau est symptomatique d’une époque où l’on cherche à se faire une place sans savoir qui l’on est, et rappelle les fantaisies inquiètes d’Olivier Cadiot, qui rapatrient l’utopie dans l’intime, font de Robinson Crusoë un aventurier mental, roi de l’inadaptation sociale mais spongieux génial du monde. Elle se lit ainsi comme un autoportrait pudique de l’écrivain en bégayeur de soi et des mots, en retard, en révolte, « toujours avec la distance qu’ont les mots sur les choses », à coup sûr arythmique, entre les deux battements de cil d’un métronome. Contre le maître qui entourloupe et ravit les mots, le poète s’avère celui qui loupe et fait des boucles, décroche par la paronomase de peur à cœur, embraye de la lettre π aux pies, défait la majorité par les minorités, dézingue la communauté quand elle est compacte. Un dé-faiseur. C’est peu de dire que ce défaiseur-là nous émeut, et prouve qu’un récit qui « ressen[t] avec des idées », peut n’être pas désincarné.
Être « contemporain », c’est quoi ? « L’identité, t’y crois ? ». Pour ne pas tout à fait répondre à ces questions, il met en œuvre une science poétique, à base de chiffres cryptant des lettres, d’une nouvelle mesure, les « corpssecondes », et d’équations vertigineuses. Ces dernières sont présentées en postface par un physicien qui porte le nom d’un prince de Dostoïevski et le prénom d’un poète hongrois. Les « corpssecondes » suspendent le temps et baptisent la fragmentation du mouvement des corps, que les photos de chevaux en plein saut d’Edweard Muybridge ont jadis révélée (et qui fascinent aussi Olivier Cadiot). Les premiers sont disséminés dans le récit, et forment avec les lettres un étrange rébus. Entre le M. et le B., la lettre 23 et l’oméga, 1976 et 1977, se noue un métaphysique désir d’infini, mais aussi se trouent le réel et l’autobiographie. Un peu à la manière de Perec, qui avait nommé sa belle et tragique odyssée vers l’origine, W ou le souvenir d’enfance.
Si le « nous » est devenu impossible, le « on » « irresponsable », le « je » trop ambitieux, le « il » et la fiction restent peut-être le plus sûr détour pour raconter l’histoire vraie d’un homme qui rêve et ne disparaît pas tout à fait, et faire au passage l’autobiographie de tout le monde. Il est grand temps, avec humour et maladresse, de se baigner dans le poème, et de retirer son couvre-chef.
Chloé Brendlé
Data Transport
Mathieu Brosseau
Éditions de l’Ogre, 142 pages, 16 €
Domaine étranger Papiers d’identité
juillet 2015 | Le Matricule des Anges n°165
| par
Chloé Brendlé
Premier roman d’un poète, Data Transport joue des genres littéraires et des mots ordinaires pour dire le besoin, intime, collectif, de douter et de se dérober.
Un livre
Papiers d’identité
Par
Chloé Brendlé
Le Matricule des Anges n°165
, juillet 2015.