Subtle Bodies, je le reçois sous forme de fichier, l’objet livre n’existe pas encore, et la lecture me plaît, je ris parfois et je ne me méfie pas. J’aurais dû, pourtant : subtle c’est subtil, du latin subtilis, « fin, délié ». Il va falloir être à la hauteur avec ce français qui étire l’anglais, qui transforme souvent la goutte concise de la phrase anglaise en flaque. D’accord, il y a parfois de beaux reflets dans les flaques mais tout de même. Ici, la grande affaire sera de restituer le ton pétillant, à la fois caustique et bienveillant de Norman Rush. Il a écrit ce livre en écho à Ces corps vils d’Evelyn Waugh, un court roman désopilant et absurde à l’extrême, qui dresse un portrait acide de la jeunesse britannique des années trente. Norman Rush, lui, nous parle d’Américains bientôt quinquagénaires à la veille de l’invasion de l’Irak par les USA en 2003. Ce temps du livre, celui de la décision d’attaquer l’Irak de 2003, résonne d’ailleurs d’un écho particulier si l’on considère ce qui se passe actuellement au Moyen-Orient. Quatre amis, inséparables durant leurs années universitaires à New York, se retrouvent environ vingt-cinq plus tard pour en enterrer un cinquième qui fut à l’époque leur mentor, mort soudainement. Des retrouvailles brutales, un huis clos dans une maison extravagante des Catskills, l’occasion de mesurer de façon amusée et sans nostalgie le travail du temps, les trahisons, les renoncements. Que sont devenus les « corps subtils » de ces jeunes gens, à savoir les ingrédients de ce qu’ils allaient devenir et qui avaient été le ciment de leur amitié ? La situation me rappelle Extinction, de Thomas Bernhard, et les dialogues me font penser à du Woody Allen. C’est pas gagné !
« Genitals have their own lives » : les cinq premiers mots du roman et le début de mes tourments. D’autant que je n’ai pas fait d’échantillon. J’adore faire des échantillons, traduire quelques pages et les envoyer à l’éditeur pour être certaine que nous sommes sur la même longueur d’ondes me rassure. Ces « Genitals », donc, qui claquent génialement sur la première page, qu’en faire : des organes génitaux ? Beurk ! Des parties génitales ? Pire. Faute de mieux, ce sera les organes sexuels.
La traduction avance, je peine à trouver le rythme. L’humour est sans doute la chose la plus difficile à restituer, le risque de tomber à plat n’est jamais loin. Et puis j’ai l’impression que le texte français manque de cohérence, dans l’ensemble. C’est probablement dû au fait que Norman Rush se promène avec talent dans les pensées de ses personnages, les idées s’enchaînent rapidement dans des associations apparemment désordonnées. À l’angoisse de voir disparaître le bonheur amoureux qu’il est en train de vivre succède la peur d’arriver trop tard au déjeuner et de rater les saucisses de Francfort, chez un des personnages, celui qui, par ailleurs, se démène tant et plus avec ses pétitions pour empêcher l’invasion de l’Irak. Les phrases fusent, brèves, tantôt profondes, tantôt triviales. Il faut trouver le ton de cette petite musique.
Le texte est aussi truffé de jeux de mots, de palindromes, de détournements de proverbes et de chansons, de réflexions sur l’étrange fonctionnement de la langue, anglaise évidemment, de références et de citations. J’adapte, parfois beaucoup, comme je ne l’ai encore jamais fait dans aucune traduction pour éviter des notes de bas de page kilométriques. Je détourne à mon tour des maximes et des comptines, trouve sur internet des palindromes en français qui fonctionnent parfaitement. Vive internet. Mais je reste inquiète, ça m’apprendra à ne pas faire d’échantillon. Dans un délire, j’imagine Nathalie Zberro, la vaillante éditrice avec qui j’ai déjà beaucoup travaillé, me téléphonant après avoir reçu la traduction : « Mais enfin, Hélène, qu’est-ce qui vous est arrivé ? Je reconnais à peine le livre. »
Arrive le temps des relectures, une, puis deux, puis trois, quatre au total. La première me consterne. En temps normal, je travaille lentement à la première version qui est déjà plus ou moins bonne. Mais là, pas un paragraphe sans ratures. Je coupe, affine, allège, réorganise les phrases. Je lis à voix haute, un bon moyen de traquer ces répétitions dont l’anglais s’accommode et qui sont une disgrâce en français.
La date fatidique arrive, je dois lâcher le fichier, l’expédier, il part vivre sa vie chez Rivages. Nathalie m’envoie un mail, elle me félicite pour la traduction, me dit qu’elle a ri. Ouf. Sauvée !
* Hélène Papot a traduit entre autres Damon Galgut, Naomi Alderman, Molly Antopol. Corps subtils paraît aux éditions Rivages.
Traduction Hélène Papot°
juillet 2015 | Le Matricule des Anges n°165
Corps subtils, de Norman Rush
Un livre
Hélène Papot°
Le Matricule des Anges n°165
, juillet 2015.