Brûlante de présences calcinées, inquiète, offerte, lacérée de silences la poésie d’Esther Tellermann. Trouée par l’énigme, tramée de tourments, hantée par ce qui fut autant que par ce qui aurait pu être, elle creuse, déplace, convoque, s’écrit à même le sol sombre de la perte ou le sable de la mémoire. Un dire qui s’épelle sur fond de dissonance, d’éclats, d’appels, de jouissance équivoque. Une parole incarnée qui sait les légendes, l’attente, les étreintes à la lisière, le radical de l’amour absolu. Qui côtoie la « face double du noir », celle du vide et de tout ce qui boute hors du cercle enchanteur de l’amour. « Devront se faire / les alphabets / car après Toi / nul ne sera convive / de l’incandescence. / Pour te voir / j’avais inséré le cri / dans la courbure / des horizons. » C’est l’abrupt de cette réalité qui dominait déjà Le Troisième (éditions Unes, 2013) qu’on retrouve dans Sous votre nom.
Le nom de qui ? L’ombre de quel Autre, de quel soleil, de quel irreprésentable ? Porté par la matière de la langue, sa tension musicale, sa combustion lente, ce nouvel ensemble s’articule en trois mouvements composant un seul et même chant nouant le manque à une relation au monde et à l’autre, faite de désir et d’altérité, de paroxysmes et d’embrasement. « Je voulais votre / source vos / pillages au plus / nu ». Un chant ténu fait d’éclats, de restes de plénitude, de lignes de fuite, de lieux obsédants, de bribes de rite s’abouchant à un récit en miettes. Un chant se tenant dans le brasillement de ce qui demeure, recueillant les fragments dispersés d’une présence perdue, convertissant la frustration amoureuse en jouissance d’écrire.
La poésie, disait Reverdy, c’est le bouche-abîme du réel désiré qui manque. Alors, avec des mots comme venus de dessous la langue, Esther Tellermann retourne les surfaces, s’aventure au bord des larmes, « des océans / et des extases », erre sur les rives de l’absence comme autour de tous les bords où la pulsion peut s’accrocher : yeux, lèvres, mains, sexe. Le Je, le Tu se cherchent, se trouvent dans le Nous, s’éloignent dans le Vous, se perdent. Le changement permanent de l’instance énonciatrice témoigne d’une voix qui se démultiplie, procède par pans de souvenirs, déploie des réseaux de signes et d’échos, ouvre sur les terres et les paysages du désir – « J’attendais des lointains / qui me percent / et m’ouvrent » – ou aspire à l’ensoleillement d’une sainte brûlure. « Ô qu’affleurent / les poudres rouges / qu’elles recouvrent / nos songes / apaisent nos / langueurs / les laves / d’un monde / double. »
Une poésie tissée d’indices et de secrets, de variations autour de ce qui fleurit et tombe. « De lui je retiendrai / l’arbre / attaché à sa veine / un incendie. / Peau mordue / simulait / l’écriture / du rêve / je me souviens / j’avais été convive / de sa blessure et de / son nom / je l’avais entendu / luire. » La variété des temps verbaux scande des temporalités fragmentées, souligne le besoin de retrouver les régions mythiques de l’identité, la terre lointaine des sensations originaires et des premières fois. « Ce qui devance / la parole / n’est marée / d’anneaux / et de cercles / mais le nom / du premier. » Ouverte à l’origine, au possible, à l’altérité, l’écriture d’Esther Tellermann se développe autour de ce corps secret, de ce corps étranger qui habite le langage, en est le point aveugle. C’est lui qu’elle traque, cherche à cerner au plus près du vide, de l’empreinte, de la trace. D’où ces poèmes troués ou constitués d’ouvertures au travers desquelles un espace apparaît, un détail fait saillie, fragment d’une réalité à la fois image et son. Un espace tiers, une terre mentale située au-delà de l’absence et de la présence, là où « au nœud des reins / ou sous la langue », les corps se font monde et l’intime universel.
Richard Blin
SOUS VOTRE NOM D’ESTHER TELLERMANN
Flammarion, 256 pages, 18 €
Poésie Matière de vertige
janvier 2016 | Le Matricule des Anges n°169
| par
Richard Blin
Poursuivant la quête de ce qui, dans la parole, défaille à dire, la poésie d’Esther Tellermann recèle des beautés de sonate étouffée.
Un livre
Matière de vertige
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°169
, janvier 2016.