De livre en livre, l’œuvre de Gérard Macé ne cesse de marier désir d’enchantement et vœu de lucidité, passion des signes et explication du monde. Avec Des livres mouillés par la mer, le troisième volume de la série Pensées simples – qui comprend Pensées simples (2011) et La Carte de l’empire (2014) –, il nous donne une nouvelle fois à voir ce que peut être l’usage du monde et du savoir quand il s’incarne – à travers un rapport existentiel à la culture – dans une écriture divagante qui noue essai et poésie, mêle le savant et le populaire, essaye la pensée sur divers sujets, des plus prosaïques aux plus spirituels.
À la confluence des Carnets de Joubert, des Divagations de Mallarmé, des Papiers collés de Perros et des Petits traités de Quignard, chaque volume de Pensées simples relève d’une pratique littéraire qui doit beaucoup à Montaigne, et qui permet de concilier la bibliothèque et le réel. Loin du modèle organique du texte continu, tissé, Macé privilégie un art de la juxtaposition et de la liaison oblique, un dispositif formel qui enchaîne les pensées sans faire système, et participe de la pratique de la collection. La reprise d’un mot, le retour d’un motif, un écho ou une analogie permettent de passer d’une pensée à l’autre, un peu sur le mode « marabout-bout de ficelle… ». Un type d’enchaînement qui joue de la variété, produit de réjouissantes surprises, suscite des rencontres insolites, évite surtout le côté étouffant du discours continu. Car il faut des intervalles si on veut que les choses brillent et prennent leur sens. C’est grâce à eux, à l’espace qu’ils ménagent entre elles, et « qui crée de la tension, des échos, des contrastes et des analogies », que le poème « se met à vibrer, que la pensée devient active ».
On passe ainsi de réflexions sur la langue poétique à des considérations sur les romans maritimes, d’un usage inattendu de l’écriture – transformée en philtre ou en élixir – aux liens entre voyage mental et voyage réel, de la parenté de la matière noire avec le fantastique à ce qui a rendu Sacher-Masoch insupportable à son époque. On glisse des miracles et mirages du cinéma à la vie posthume de la pelisse de Proust ; de Louis XIV peint par Rigaud au pouvoir d’attraction de la peinture sur les tyrans, les pillards et les collectionneurs ; du mythe du Hollandais volant à la façon dont voyagent les dieux. On voit comment la traite négrière et le transport des esclaves – « pendant que l’Europe croyait vivre les Lumières jusqu’à en être aveuglée » – préfigurent la déportation vers les camps nazis et retrouve une triste actualité avec les migrants. « Qu’ils soient volontaires et que les passeurs ne soient plus des Européens qui les accueillent bon gré mal gré, ne change rien à la similitude des conditions. »
Qu’il s’agisse de remarques d’ordre anthropologiques ou de l’ébauche d’une physiologie de la littérature, le moteur de cette pratique d’une pensée « déprogrammée » – irréductible au concept comme à la fiction – est la curiosité, celle qui traverse les champs du savoir, se moque des hiérarchies et des cloisonnements disciplinaires, permet de retrouver ce plaisir de la découverte qui est au fondement même de la magie propre à l’enfance.
Prendre conscience de la pensée qui naît en nous, reproduire ce mouvement, c’est ce que fait Macé à partir des points d’accroche que sont une lecture, un détail saisissant, une image ou un souvenir. « Je n’invente rien », précise-t-il, mais il se renseigne, voyage, regarde le monde depuis le Japon ou l’Afrique. Une attention au monde qui, combinée à une poétique de la trouvaille et à un art des comparaisons et des ressemblances, permet de vertigineux rapprochements dans l’espace et le temps, restitue des instants qui s’apprêtaient à sombrer dans le néant et reviennent contre toute attente, comme ceux qu’a rassemblés Perec, même si, nous dit Gérard Macé, « à la place de Georges Perec, j’aurais écrit J’avais oublié plutôt que Je me souviens. Ou plutôt J’allais oublier ». Qui révèle aussi des affinités secrètes, donne figure à cette dérive mentale qui fait naître la pensée, et plus spécialement la pensée poétique – celle qui « procède par cercles concentriques, ou par ondes successives qui viennent se briser sur les bords du réel, pendant que l’auditeur (ou le lecteur) est saisi par l’étonnement qui donne à penser » – et dont la marque distinctive est « de se passer de conclusion ». C’est pourquoi Gérard Macé ne conclut pas tout en levant quelques secrets dont il préserve le mystère.
Richard Blin
Des livres mouillés par la mer,
de Gérard Macé, Gallimard, 142 p., 19 €
À lire aussi le numéro de novembre-décembre de la revue Europe qui consacre un dossier à Gérard Macé.
Domaine français Filiations secrètes
novembre 2016 | Le Matricule des Anges n°178
| par
Richard Blin
En notant ses pensées plutôt qu’une pensée, Gérard Macé invente une écriture vagabonde aussi libre que stimulante.
Un livre
Filiations secrètes
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°178
, novembre 2016.