Cynique et aigri, le vieil Abìlio s’énerve contre à peu près tout. Les pigeons, ces « rats ailés », sa femme, « un morceau de graisse enrobé qui irradie des sifflements sonores entrecoupés seulement d’accès d’apnée », la presse gratuite, « parfait filet de merde, mal écrit et obèse de publicité ». Tout l’irrite, sauf son petit-fils autiste, Henrique. Divaguant d’une époque à l’autre, jonglant avec le temps et les émotions, le Portugais Valério Romão raconte une petite enfance banale puis la découverte de la maladie par la famille et son traitement. Point d’ancrage dans ce récit syncopé, un accident de la circulation qui place Henrique entre la vie et la mort dans un service d’urgences. Effondrés, parents et grands-parents attendent des nouvelles dans une salle d’attente bondée et surchauffée. L’intrication parfaitement réussie de ces différents moments dévoile, par touches, les états d’âmes des protagonistes. Le déni, la révolte, l’acceptation et le deuil d’une normalité souhaitée et fantasmée usent les esprits et les cœurs. Le couple et la parentalité : rien ne semble survivre au parcours médical imposé qui s’ensuit. Le style indirect utilisé par l’écrivain place les personnages comme à distance, assaillis de toutes parts, hébétés. La suppression des signes graphiques, habituellement attribués aux dialogues, accentue ce flou entretenu. Des inserts de blog et une longue lettre au grand-père paternel d’Henrique donnent les clés indispensables pour comprendre cette longue descente aux enfers.
Rogério et Marta, le père et la mère d’Henrique, ont bien du mal, en effet, à s’affranchir des prétendus spécialistes du développement qui leur présentent tous un traitement miracle. Du « Fabuleux Docteur Miguel Rilvas », qui vend du rêve, aux thérapeutes culpabilisants (« Les parents doivent comprendre qu’ils sont le premier empêchement au développement de leur enfant »), rien ne leur est épargné. On se surprend même à sourire d’une homéopathe allemande, qui prétend guérir Henrique de son mutisme, attribué à une dysfonction génétique du foie et des reins, en emballant sa mère dans des couvertures pour qu’elle renaisse.
S’il se montre intraitable avec la médiocrité, Valério Romão rend hommage au dévouement des proches et des praticiens sincères, toujours prêts à s’investir. Aucun ne parvient pourtant à sauver une vie à deux happée par l’autisme : « Tu ne sais pas ce que c’est. Toute seule à essayer qu’il dise quelque chose. » Marta perd pied, Rogério entame une psychothérapie. Le récit d’une séance fait partie des tableaux émouvants de ce roman diffracté. Tout comme les pages qui reconstituent les monologues éperdus de Marta avec son fils : « Regarde comme ça / C’est facile / Tu sais montrer / Tu as déjà su / Pourquoi tu ne montres pas ? / C’est pas difficile mon amour, il faut juste lever le doigt / Allez montre à maman / Montre ».
Au-delà du récit sur une pathologie qui vampirise tout au fil du temps, l’écrivain porte une véritable réflexion sur la normalité et sur le sort réservé à tous ceux qui en dévient. Pour les parents d’Henrique, l’anormalité au quotidien devient une forme de normalité. Un état intermédiaire qui heurte de plein fouet les préjugés. Froidement rationnel ou sincèrement désespéré, Rogério en arrive à envisager des solutions radicales. Si certaines apparaissent comme novatrices, comme sortir Henrique du système scolaire classique pour lui fournir un enseignement adapté, d’autres le conduisent étrangement à nier les plus simples obligations paternelles. Elles soulignent l’immense solitude de ces victimes induites, en chute libre.
Franck Mannoni
Autisme, de Valério Romão, traduit du portugais par Élisabeth Monteiro Rodrigues, Chandeigne, 388 pages, 22 €
Domaine étranger Seuls au monde
novembre 2016 | Le Matricule des Anges n°178
| par
Franck Mannoni
En trois temps, la valse chaotique d’un couple confronté à l’autisme de son enfant. Le premier volet éloquent de « Paternités ratées », de Valério Romão.
Un livre
Seuls au monde
Par
Franck Mannoni
Le Matricule des Anges n°178
, novembre 2016.