Nous ne sommes pas chrétiens, nous sommes capitalistes. Tout le monde dans ce pays de branleurs est capitaliste. » Au pays de ces branleurs – l’Amérique – une seule solution, l’évasion ou la fuite. Il suffit d’accepter quelques compromis, savoir vivre de peu, jouir de la solitude, et voilà le bonheur. Dans la famille imaginée par Jean Hegland, c’est le père qui ordonne pour le bien commun de sa femme et de ses filles, deux ados, Eva et Nell. Ils ont élu domicile à la campagne, un cul-de-sac ou une terre promise, un lieu sain, préservé, sauvage, une sorte de virginité reconquise. Ici, à la lisière d’une forêt inquiétante et désirable, menaçante et protectrice, s’arrête la société capitaliste. Ici, on prône la culture, le silence, l’art de rêver, la liberté de se choisir un destin. Le père, instituteur, est le seul à travailler à la ville (lointaine) ; la mère a abandonné sa carrière de danseuse, elle bricole à la maison ; les deux ados ne vont pas à l’école, à elles d’apprendre seules. Si l’une ou l’autre des gamines craquent d’ennui, elles s’entendent dire : « Ta vie t’appartient. » Va et débrouille-toi. La débrouille, ou plutôt la survie, est tout l’enjeu de ce roman électrique, déstabilisant.
Jean Hegland a écrit Dans la forêt il y a tout juste vingt ans. Elle imaginait alors une société en déliquescence et le bonheur illusoire d’un retour aux sources, à la nature. Repli, individualisme, désocialisation, un sauve-qui-peut doucereux. Mais très vite, son récit s’emballe, bascule et propulse les personnages vers l’enfer. La mère meurt, puis le père, laissant les deux gamines seules face à une catastrophe jamais nommée. Guerre ? Épidémie ? Désastre écologique ? Adieu les ressources élémentaires – eau, nourriture, électricité, essence… Il faut là encore tout réapprendre. L’histoire – ou l’angoisse distillée avec un savoir-faire ébouriffant – vise l’extrême : la fin du monde est en marche, il faut survivre, mais comment ? et pourquoi ? Dans une ambiance post-apocalyptique à la Cormac McCarthy (La Route) ou même Robert Merle (Malevil), où tout est solitude effrayante, où tout devient danger, le récit vire au désespoir, au cauchemar, et même au duel. Jean Hegland malmène les deux survivantes, les oblige à faire front, à se battre l’une contre l’autre ou à résister ensemble. À elles de se construire un destin… comme aurait dit leur mère.
Jean Hegland joue avec l’anticipation – cette fin du monde imminente –, mais ce n’est qu’un leurre. À chaque page, elle fait exploser la réalité de notre société brutale, absurde. Dans la forêt met en scène notre autodestruction, annonce l’effondrement de notre civilisation. Mais peut-être, n’est-il pas trop tard pour réapprendre à vivre autrement… À s’inventer. Peut-être.
Martine Laval
Dans la forêt, de Jean Hegland, traduit de l’américain
par Josette Chicheportiche, Gallmeister, 302 pages, 23,50 €
Zoom Des arbres à abattre
janvier 2017 | Le Matricule des Anges n°179
| par
Martine Laval
Entre réalisme et anticipation, l’écrivaine Américaine oblige deux adolescentes à renoncer au monde pour mieux l’inventer. Électrochoc.
Un livre
Des arbres à abattre
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°179
, janvier 2017.