Dis-moi qui te mange, je te dirai qui tu es. Ce pourrait être une formule appropriée pour résumer l’impitoyable logique de la chaîne alimentaire. Le titre de cette fiction, quatrième livre traduit de l’Autrichien Michael Köhlmeier (né en 49) après Ta Chambre à moi, Idylle avec chien qui se noie et Deux messieurs sur la plage, illustre assez bien ce principe nourricier. En lisant cette fable aussi « loufoque que cruelle » (suivant les mots, très justes, de l’éditeur) qui met en scène chien, lapin, ours, loup, renard et cochon, difficile de ne pas penser à La Ferme des animaux. L’apologue d’Orwell en mémoire, on croit d’abord assister, à travers ce compagnonnage improvisé, à l’histoire d’un grand mouvement d’émancipation portée par Belladonna, une truie qui échappe in extremis à l’abattoir. « Nous allons danser », rêve-t-elle ; une bien jolie image pour dire la fin de l’aliénation. Mais voilà : quand l’estomac est désespérément vide, fi de la fraternisation, le naturel revient au galop. L’appel du ventre s’impose sur l’appel de la liberté et « l’équipe », la solidarité volent en éclats. Commence alors la chronique d’une dévoration annoncée. Ici, on parlemente beaucoup, on complote pour mieux s’entre-tuer. Peut-être sous l’influence du contexte électoral du moment, on serait tentés d’y voir un jeu de massacre politique, mais ce n’est pas aussi évident. Et d’abord parce que ce n’est peut-être pas tant une lutte des espèces pour le pouvoir qu’une espèce de réflexion sur le pouvoir de la lutte. Vu comme ça, le prisme n’est plus le même. Mais on se gardera bien d’influencer le lecteur qui se fera son opinion au terme de ses 160 pages. Seule certitude, Michael Köhlmeier, bon dialoguiste, revisite habilement les codes de la fable animalière et déroule son histoire avec un sens burlesque de la mise à mort. Et l’homme dans tout ça ? Il est là, présence plus ou moins menaçante, lui le premier d’entre les prédateurs, qui se comporte souvent comme un… animal. Anthony Dufraisse
Manger ou être mangé, de Michael Köhlmeier
Traduit de l’allemand par Catherine Trachtenberg, Le Tripode, 160 pages, 16 €
Domaine étranger Manger ou être mangé
mars 2017 | Le Matricule des Anges n°181
| par
Anthony Dufraisse
Un livre
Le Matricule des Anges n°181
, mars 2017.