Plus connu comme essayiste que comme poète, Hans Magnus Enzensberger – qui est aussi auteur dramatique et romancier – occupe une place très singulière sur la scène poétique allemande. Né en Bavière en 1929, ce polyglotte amoureux des mathématiques se fit d’abord connaître en participant au « Groupe 47 » (Heinrich Böll, Ingeborg Bachmann, Günter Grass, Uwe Johnson, Paul Celan…) qui révolutionna la littérature allemande d’après-guerre. Traducteur (William Carlos Williams, César Vallejo, Pablo Neruda, Nelly Sachs…), il publie son premier recueil, Défense des loups, en 1957. Il y invente un genre, qu’il qualifie de « poème déplaisant », pour mieux s’en prendre aux agneaux qui aiment tant être dévorés et dont la paresse d’esprit lui répugne. Un recueil repris dans Mausolée (Poésie/Gallimard, 2007) qui regroupe des textes écrits entre 1950 et 1975, et qui était jusqu’à présent le seul volume de sa poésie, disponible en français.
Dans L’Histoire des nuages, un recueil composé pour l’essentiel entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, le ton a changé. Lui qui fut un poète engagé dénonçant tous les pouvoirs, a pris acte du naufrage des idées révolutionnaires – « un lointain passé, / un papier froissé d’idées mauvaises » – et a réglé son compte au prêchi-prêcha des engagements. Débarrassée de l’illusion d’une dynamique historique qui se traduirait par un progrès humain, sa poésie est désormais moins immergée dans l’Histoire, plus méditative et plus joueuse.
En titrant son recueil L’Histoire des nuages. 99 méditations, Enzensberger fait des nuages des symboles de la vie et de l’évolution. « Leur histoire est un jeu, / sans effusion de sang, / plus ancien que le nôtre. / D’historiens, de bourreaux et de médecins / ils n’ont nul besoin, non plus que de / caciques ni de batailles. » Pour lui, les événements historiques obéissent à une loi semblable à celle qui régit le mouvement des masses nuageuses. Tout le monde a pu observer combien ces « créatures fantasques et dénuées de violence », que rien ne rend soucieuses, qui « se laissent dériver, imperturbables », peuvent parfois « par rage ou exubérance » laisser libre cours « à l’ancestrale violence. / Soudain tout explose ». Une loi dont le caractère répétitif n’en demeure pas moins aléatoire. En observant cette métamorphose constante de l’éphémère qu’incarnent les nuages, Enzensberger a pris conscience de l’extrême fugacité des choses. « Les choses importantes / nous échappent, s’évaporent bien vite. / Ce qui importe, ce qui n’importe pas / difficile à dire… » Quant à lui, c’est aux détails négligés, aux variations de la lumière ou de la température, à la « patate », à « l’odeur de l’amour / qui se répand lentement, lentement », à tout ce qui peut paraître indigne d’éloge, qu’il a décidé de consacrer son attention.
« Ouvre l’œil, ne chante pas. » Observer, s’étonner, prendre plaisir aux manifestations de l’aléatoire, c’est aussi se désengluer du bourbier des habitudes, du façonnement industriel des consciences ou des effets de la cocaïne idéologique. Pour ce faire, le poète doit être un inquiéteur, quelqu’un pour qui l’esprit critique représente « la féconde inquiétude du processus poétique ». D’où l’emploi, que fait Enzensberger, de la dissonance. Il met en confrontation des éléments contradictoires, il multiplie les ruptures de ton, les effets d’inattendus. Il a une manière de « discorder » – en s’insurgeant contre ceux qui ont toujours des raisons d’être dans le ressentiment, qui ont toujours le sentiment d’être offensés ou pour qui « la vengeance est aussi, somme toute, un plaisir » – qui est sa façon de prendre à témoin le lecteur et de le laisser face à ses responsabilités.
Lui, il a choisi l’humour et l’ironie distanciée. Parce qu’à l’image des nuages qui « se dissolvent, disparaissent », tout finit par rendre l’âme, y compris « les idées fixes ». Inutile de jouer à se faire peur car il ne faudrait pas oublier, nous rappelle Enzensberger, que le XXe siècle a été bien pire que notre aujourd’hui, même si « personne, à l’évidence, ne veut plus le voir ». Tout est relatif : « Elle est minuscule, la voie lactée, réfléchie dans une goutte d’eau. » Et puis, « il ne vous écoute pas, le monde / avec ses yeux de chat, il vous laisse discourir, patient, / jusqu’au moment où il sort / ses griffes, joue / encore un peu avec vous, / vous oublie, et demeure. »
Richard Blin
L’Histoire des nuages. 99 méditations,
de Hans Magnus Enzensberger
Traduit de l’allemand par Frédéric Joly
et Patrick Charbonneau, Vagabonde,
264 pages, 21,50 €
Poésie « Afin de voir enfin ce que tu n’as pas vu »
avril 2017 | Le Matricule des Anges n°182
| par
Richard Blin
Apôtre de la subjectivité réfléchissante, Hans Magnus Enzensberger a l’art de ramener le fouillis contradictoire de la réalité à quelques images décisives dont il tire une sagesse à usage personnel.
Un livre
« Afin de voir enfin ce que tu n’as pas vu »
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°182
, avril 2017.