Poète, traducteur, cuisinier hors pair (cf. ses livres de recettes), directeur de publication de la fameuse revue Action poétique (de 1958 à 2012), passeur passionné à La Biennale internationale de poésie en Val de Marne (de 1990 à 2005), Henri Deluy aura mené tout cela de l’avant, sans compter son activisme politique au Parti communiste, son métier de bibliothécaire à Ivry-sur-Seine (qui est l’un des bastions communistes de ce que l’on appela la ceinture rouge). On ne peut pas ne pas évoquer aussi sa passion des langues, tant par la place que les traductions occupèrent dans Action poétique (ce que détaille Henri Deluy, ici et ailleurs par un long entretien et un choix d’extraits de différents numéros) que celles qu’il donna du russe, du néerlandais, du portugais, de l’espagnol, du slovaque, de l’allemand, de l’occitan, etc. Kérosène kitch, son nouveau livre, ne déroge pas à cette passion de la langue, tant il en expose les variations, soit par des choix de traductions (de Ossip Mandelstam au tchèque Jaroslav Seifert, en passant par Ingeborg Bachmann), soit par des portraits de poètes, tels Danielle Collobert, dont il imagine le pas sous « Le soleil en tranches / Les rues en tas les bruits / Au loin », Martine Broda que l’on ne peut séparer de Celan, ou encore Raymond Carver dont il dira de son vers qu’il « se perd / Dans une prose / Nullité revendiquée ni / Trouvailles ni jeux de mots / Non ? // Seulement / Ce que dit / Une femme au sortir / Du bain. // Non ? »
Dans tous les cas, les poèmes d’Henri Deluy, lorsqu’ils évoquent, tantôt les passes des masseuses chinoises à Amsterdam, tantôt « Le vert dans la couleur / Le vert dans une / Couleur l’hypothèse / Visuelle et aussi l’eau de vie », que tout « Un chatoiement un bariolage / Une multiplication multipliée / Des détails le déploiement / Détaillé / Des banderoles déployées », ne se replient jamais sur « la profération, la contraction sur le roman personnel, l’effusion, la gerçure paranoïaque, la langue de la présomption et de l’indigence » (in Java N°11), mais ouvrent au bariol, au bigarré, au mélange. Ses poèmes sont trop précis pour cela : fiévreusement au carré, leurs suites brèves de vers ramassés vont chercher la littéralité dans une forme de narration sensuelle, faisant osciller moments mentaux, situations quotidiennes et événements historiques. « Chez lui, dit Bernard Noël, rien que du net, du rapide, du clair ».
On constate en effet dans Kérosène kitch, un titre que Deluy dit avoir choisi pour sa sonorité et son double K (klasse ouvrière, kommunisme, komintern…), comment opère cette saisie sur le vif, remémorée pourtant, notamment dans une section toute tournée vers la passion sexuelle : il y mélange habilement le registre attendu de crudité à quelques hors champs où se vérifie que la fabrique du désir est bien la combinaison d’un ensemble d’affects, et non l’obsession d’un seul objet manquant ou à conquérir. L’immédiateté mystérieuse de ses vers tient autant de leur littéralité qu’au mélange pesé entre, parfois, incongruité et frontalité des faits, ellipse d’une scène ou exposition de son surgissement. Quels que soient son angle d’attaque, le prétexte de son élaboration, le sujet et l’anecdote qui s’y glissent, le poème d’Henri Deluy, à l’image des Quatrains de Pessoa (qu’il a intégralement traduits pour Unes en 1998, auteur qui l’aura marqué en profondeur), ou des poèmes serrés et ras de Bert Schierbeek (La Porte, Fourbis, 1991), continue, avec une constance anti-dramatique, de noter tout ce qu’il y a sous les yeux, y compris ce que la nuit réserve de songes archétypaux. Cette ligne lancée intègre toutes choses, sans hiérarchie, tout sentiment, c’est sa force, son unité et son risque. Emmanuel Laugier
Kérosène kitch, de Henri Deluy, Flammarion, 148 pages, 16 €
Henri Deluy, ici et ailleurs : Une traversée d’Action poétique
Sld de J. Lefort-Favreau et S. Deluy, Le Temps des cerises,
238 pages, 13 €
Poésie Ceinture rouge
avril 2017 | Le Matricule des Anges n°182
| par
Emmanuel Laugier
Henri Deluy publie, à 86 ans, Kérosène kitch, où s’entremêlent hommages poétiques, traductions et poèmes. Autant de circonstances et de photographies mentales du siècle et de la vivacité de son regard.
Un livre
Ceinture rouge
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°182
, avril 2017.