Moins de quinze lignes après l’incipit, nous apprenons que dans une garnison militaire du sud des États-Unis un meurtre a été commis, et que les acteurs de ce drame « furent deux officiers, un soldat, deux femmes, un Philippin et un cheval ». Cent cinquante pages plus loin et à seulement quinze lignes de la fin, une phrase nous révèle qui sont la victime et le meurtrier. Cent cinquante pages, autrement dit le temps laissé au lecteur pour mener l’enquête, formuler des hypothèses quant à l’identité de chacun ou pour scruter les faits et gestes des protagonistes (le moindre détail paraît soudain pouvoir revêtir une importance colossale), fouiller leur personnalité, avec l’espoir d’y déceler des signes qui les tromperaient malgré eux.
Le capitaine Penderton par exemple a une « personnalité peu banale », puisque sexuellement il présente « une subtile ambivalence entre les deux sexes, mais sans manifester l’activité de l’un ou de l’autre ». Outre sa kleptomanie, son plus gros défaut est une « funeste tendance à s’éprendre des amants de son épouse ». Un soir, toutefois, il ira jusqu’à la menacer de la tuer.
Le deuxième officier concerné par ce drame est le commandant Morris Langdon. Il est l’amant de Leonara, la femme du capitaine. Il se sent vite agacé par sa propre épouse, surtout s’il l’entend discutailler avec son domestique (le Philippin Anacleto).
Leonara pour sa part ne craint personne. Elle n’a à cela aucun mérite car elle est un peu demeurée (« même sous la menace de la torture elle aurait été incapable de multiplier douze par treize »). D’une très grande beauté (le détail a son importance), elle boit des quantités non négligeables de whisky.
Quant à Alison Langdon, la femme du commandant, elle est non seulement malade mais « au bord de la folie ». Comme elle est hypocondriaque, nous ne savons jamais si ses souffrances sont réelles ou imaginaires. Au cours d’une soirée, elle s’est coupé le bout des seins avec des cisailles de jardin. En secret elle rêve de divorcer puis de partir avec Anacleto, en compagnie de qui elle s’imagine acheter une barque pour pêcher la crevette.
D’Anacleto et de Firebird (la monture préférée de Leonara), il y a peu à dire sinon que le domestique pourrait faire une victime honorable, peut-être simplement parce qu’il vénère un peu trop Alison, au service de qui il est entré à l’âge de 17 ans.
C’est sur le personnage du soldat que se portent spontanément nos soupçons. Ellgee Williams, jeune homme taciturne et solitaire, est « une sorte d’énigme pour les autres ». Un jour, alors qu’il se trouve devant la maison du capitaine, il surprend Leonara dans le plus simple appareil (il s’agit de sa première confrontation avec la nudité féminine). Cette apparition le conduira à venir l’observer, chaque soir sous ses fenêtres, en se dissimulant derrière des troènes, puis à s’introduire dans sa chambre durant son sommeil, dans le seul but de la regarder dormir. À la page 110, nous apprenons que par le passé le soldat Williams a « poignardé un nègre, et caché le corps dans une carrière abandonnée ». Autant d’éléments qui en font un coupable idéal…
Pendant le gros mois que dure ce roman, nous pouvons constater que les relations humaines entre ces six personnages ne sont jamais très tendres mais plutôt pleines d’une violence contenue, de plus en plus difficilement pour le capitaine, qui éprouve une haine croissante envers le soldat (ce dernier l’ayant humilié dans une scène que nous laissons au lecteur le soin de découvrir), ou pour Alison envers son mari.
À quelques pages de la révélation attendue (que nous tairons pour préserver le suspense, lequel pousse le lecteur jusqu’au bout), nous en sommes à penser que chacun aurait de bonnes raisons pour tuer l’un d’entre eux (les mobiles ne manquent pas, du drame passionnel au crime raciste), ce qui confère au meurtre une sorte de banalité effrayante. Ou une sorte d’évidence. Comme si toutes les histoires devaient inévitablement se conclure par un crime. Dans ce huis clos souvent difficilement respirable, où chacun se montre à la fois cruel et froid, seule une mort violente semble pouvoir faire retomber la tension que tous les personnages ont contribué à installer…
C’est peut-être d’ailleurs le message le plus fort que nous délivre le deuxième roman de Carson McCullers (publié en 1941 et adapté au cinéma par John Huston avec Marlon Brando et Elizabeth Taylor), avec une froideur presque clinique : qu’en chaque être humain sommeille un assassin potentiel, qu’une circonstance décisive pourrait un jour réveiller.
Didier Garcia
Reflets dans un œil d’or, de Carson McCullers, traduit de l’américain par Pierre Nordon, Stock, 176 pages, 19 €
Intemporels Examen de consciences
juillet 2017 | Le Matricule des Anges n°185
| par
Didier Garcia
Avec Reflets dans un œil d’or, la romancière américaine Carson McCullers (1917-1967) signe un roman aux allures de tragédie.
Un livre
Examen de consciences
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°185
, juillet 2017.