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Histoire littéraire Savoir vivre

juillet 2018 | Le Matricule des Anges n°195 | par Thierry Cecille

Aujourd’hui encore les Mémoires de Simone de Beauvoir peuvent nous éclairer : ces trois mille pages racontent et analysent comment une vie se construit, se libérant des carcans sociaux et moraux, revendiquant ses choix, reconnaissant ses erreurs.

Certains écrivains sont, de leur vivant, déjà comme figés dans une posture : Simone de Beauvoir, peut-être, apparaîtrait comme… la statue du Commandeur au féminin ! La haute taille raide, la jupe soigneusement plissée, le chignon sévère, le regard toujours en alerte, elle surveillerait le moindre geste et la moindre parole de Sartre, qu’elle appelait parfois le « petit homme », et régenterait, pour les siècles des siècles, les armées du « deuxième sexe » qu’elle aurait inventé. Ou alors elle ne serait qu’une grande bourgeoise faussement échappée des beaux quartiers. Alors que Duras la Pythie, la marmoréenne Yourcenar ou encore Sarraute la discrète conservent leurs thuriféraires, Beauvoir n’intéresserait plus que quelques universitaires américaines, fanatiques des gender studies. Pour échapper à cette caricature, peut-être faut-il simplement observer cette photographie que nous offre l’album qui accompagne ces deux tomes des Mémoires : voici, en couleurs, une femme souriante, au regard plein d’une malice comme retenue, vêtue d’une sorte de gilet d’un rouge éclatant, auquel fait écho un rouge à lèvres aussi vif. Elle croise les bras et semble nous accueillir, nous inviter presque à l’interroger, comme si elle nous disait : « Allez-y, posez vos questions, je vais vous expliquer, je vais vous raconter ». C’est en effet à une sorte de long monologue que Beauvoir se livre durant ces centaines de pages, c’est à une conversation vivante, vibrante, et comme de plain-pied, que nous sommes conviés. Le ton varie, l’analyse succède à la confidence, le panorama politique cède la place aux portraits des proches, la chronique des jours se mêle à la méditation philosophique, mais jamais Beauvoir ne se hausse du col, jamais elle ne cesse de vouloir parler au plus juste.
C’est en 1956 que Beauvoir se lance dans cette entreprise, sans savoir, dans un premier temps, qu’elle la poursuivra jusqu’en 1981. Le succès des Mandarins, le scandale du Deuxième sexe l’ont confortée, si besoin était, elle sait qu’elle est enfin ce qu’elle a toujours voulu être : écrivain. Mais en même temps s’annonce ce qu’elle a toujours anticipé, et craint : la vieillesse ou, au moins, le seuil du vieillissement. Il est temps, pense-t-elle alors, de se retourner vers l’enfant et la jeune fille qui sont à l’origine de celle qu’elle est devenue, et qu’elle veut, en quelque sorte, ressusciter. Mais les Mémoires d’une jeune fille rangée ne sont que la première étape : après avoir raconté comment elle s’est dégagée de cette classe sociale qui aurait pu, qui aurait dû l’emprisonner, elle doit expliquer ce qui, peu à peu, l’a amenée à s’engager dans le monde réel, par l’écriture et dans les actes. Dès 1958 La Force de l’âge raconte les années 30 puis la guerre, La Force des choses enchaîne sur l’après-guerre et rejoint le présent de l’écriture. Une mort très douce est une sorte de compte-rendu d’une lucidité et d’une honnêteté extrêmes sur le cancer qui emporte sa mère. Tout compte fait est une tentative encore différente : un autoportrait à 60 ans construit selon des axes thématiques. La Cérémonie des adieux, enfin, accompagne Sartre durant ses dernières années, radiographie sa lutte contre la déchéance qui menace.
Lire ces œuvres dans l’ordre chronologique semble le plus révélateur, puisque c’est à une progressive construction de soi que nous assistons, à une lente métamorphose continue. Mais chacun est libre de s’attacher davantage à un de ces avatars, à une de ces personnalités qui, dans leur succession, constituent un individu, forme toujours mouvante et inachevée, fragmentée ou kaléidoscopique. Nous avouerons notre préférence pour la jeune agrégée de La Force de l’âge, qui, à 25 ans, parcourt, en de très longues promenades, l’arrière-pays de Marseille où elle vient d’être nommée : « Gavée de chlorophylle et d’azur, j’avais plaisir à m’arrêter, dans des villes ou des villages, devant des pierres que l’homme avait ordonnées. La solitude ne me pesait jamais. Je m’étonnais inlassablement des choses et de ma présence (…) Par mon vagabondage nonchalant, obstiné, je donnais une vérité à mon grand délire optimiste ; je goûtais le bonheur des dieux : j’étais moi-même le créateur des cadeaux qui me comblaient. » Il s’agit aussi, pour l’amoureuse qu’elle est durant ces mêmes années, d’inventer, avec Sartre, ce duo, construit au fur et à mesure des jours et des nuits, sans modèle préétabli et surtout sans souci du qu’en-dira-t-on. Mais nous pouvons aussi, dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, partager les interrogations de l’adolescente – sur la foi qui longtemps l’anima mais qu’elle perdit, comme en un éclair mais pour toujours, sur l’amour qu’elle éprouva pour son père et le délaissement qu’elle subit quand il lui préféra sa sœur cadette, sur son rapport ambivalent à son corps dans lequel elle ne vit longtemps que la « chair » qu’il faut tenir à l’écart. Ces pages sont aussi un tombeau pour Zaza, l’amie tant admirée, qui lui semblait si forte, si déterminée, mais qui mourut, elle, sans avoir conquis la liberté. Les dernières lignes de l’œuvre, lui sont ainsi comme dédiées : « Souvent la nuit elle m’est apparue, toute jaune sous une capeline rose, et elle me regardait avec reproche. Ensemble nous avions lutté contre le destin fangeux qui nous guettait et j’ai pensé longtemps que j’avais payé ma liberté de sa mort. »

« Idées, valeurs, tout fut bousculé ; le bonheur même perdit son importance ».

Le paratexte éditorial de ces deux volumes, d’une grande richesse, nous permet d’entrer dans l’atelier de l’écriture, de comprendre comment Beauvoir s’inspire de son journal, tenu irrégulièrement mais parfois de manière fort suivie, de sa correspondance, abondante, ou comment elle a recours aux journaux de l’époque quand il s’agit d’aborder des événements moins strictement privés. Mais la forme des œuvres se modifie selon ce que le projet exige : le récit rétrospectif va ainsi céder la place aux pages de journal, que Beauvoir se contente alors de citer, à des moments-clés, ainsi dans la deuxième partie de La Force de l’âge, quand la guerre survient. Une sorte de prologue avertit le lecteur : « Soudain, l’Histoire fondit sur moi, j’éclatai : je me retrouvai éparpillée aux quatre coins de la terre, liée par toutes mes fibres à chacun et à tous. Idées, valeurs, tout fut bousculé ; le bonheur même perdit son importance. » Mais même à travers les épreuves elle ne perd jamais le goût de la vie, la saveur de l’existence persiste – et la Libération, puis les années qui suivent la guerre, sont riches de rencontres et d’expériences neuves. À la célébrité, d’abord pour Sartre puis pour elle, s’allie la joie d’aimer – Nelson Algren, Claude Lanzmann… Cependant l’Histoire de nouveau va peser, lourdement, obscurcir l’horizon : à la fin des années 50, la guerre d’Algérie signifie pour elle la découverte de « l’ horreur », plus terrible encore, semble-t-il, que l’Occupation. Les pages peut-être les plus impressionnantes, en tout cas les plus douloureuses de La Force des choses sont celles où elle exprime sa « honte » d’être française et sa haine à l’égard de ceux qui, en notre nom, déplacent des villages entiers dans de véritables camps de concentration, torturent, massacrent. La lucidité est, dans ce cas, une maigre consolation – signer le Manifeste des 121 et voir le domicile de Sartre plastiqué par l’OAS est en revanche presque réjouissant.
Beauvoir sait également regarder en face le vieillissement et la mort qui se rapproche. Outre l’essai (La Vieillesse) qu’elle fait paraître en 1970, c’est à la maladie de sa mère puis à celle de Sartre qu’elle consacre les deux dernières œuvres ici rassemblées. Une mort très douce, en même temps qu’un journal de la lente dégradation du corps souffrant propose une sorte de réconciliation avec cette mère qui avait été, autrefois, plutôt une ennemie. Ce récit préfigure ainsi ce qu’Annie Ernaux tentera, vis-à-vis de sa propre mère, dans les magnifiques Une femme et Je ne suis pas sortie de ma nuit. La cérémonie des adieux, enfin, est l’émouvant témoignage du compagnonnage avec Sartre, poursuivi jusqu’aux ultimes instants. Beauvoir y fait le point sur le rapprochement du philosophe, après 68, avec les maos (le rôle controversé de Pierre Victor / Benny Lévy) mais montre surtout son inflexible intelligence toujours à l’œuvre, malgré la faiblesse grandissante – et leur complicité jamais prise en défaut. Quand Sartre disparaît, elle sait que son tour viendra bientôt – mais qu’il n’y aura nulle consolation, ainsi que l’affirment les ultimes lignes de cet ultime ouvrage, bouleversantes : « Sa mort nous sépare. Ma mort ne nous réunira pas. C’est ainsi ; il est déjà beau que nos vies aient pu si longtemps s’accorder ».

Thierry Cecille

Mémoires I et II, de Simone de Beauvoir
Édition publiée sous la direction de Jean-Louis Jeannelle et Éliane Lecarme-Tabone, Gallimard – La Pléiade
1584 pages et 1616 pages, 62 et 63 (jusqu’au 31/12/2018)

Savoir vivre Par Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°195 , juillet 2018.
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