Il ressemblait à Verlaine, avait élu le chardon comme sa fleur préférée, et rêvait de mêler la chair et la politique. D’origine française, poète pied-noir revendiquant l’identité algérienne, Jean Sénac est allé vers son destin avec le panache d’un héros sacrificiel. Né en 1926 à Béni-Saf, près d’Oran, d’une mère d’origine espagnole et de père inconnu – une naissance bâtarde qui imprégnera toute son œuvre –, Jean Sénac s’intéressa très tôt à la poésie. Rejoignant Alger à 20 ans, il fréquente les milieux littéraires comme les milieux nationalistes, anime une émission de radio. Il entre en correspondance avec Albert Camus en qui il voit un « professeur d’écriture », avant de découvrir la France grâce à une bourse. Il y viendra vivre et verra son premier livre, Poèmes, être publié avec un avant-propos de René Char, dans la collection que dirige Camus chez Gallimard (1954). Dès le début de la guerre d’Algérie, il rejoint les militants du FLN, écrit ses premiers textes engagés, rompt avec Camus, son « Père impossible », mais ne regagnera l’Algérie devenue indépendante, que fin 1962. Enthousiaste, il participe à la naissance du nouvel État en tant que « poète dans la cité ». Mais la chute de Ben Bella, en 1965, va entraîner sa disgrâce. Poète homosexuel, défenseur des différences et d’une parole libre, il voit son algérianité contestée et subit ses premières persécutions. Mis au ban par le nouveau pouvoir, il se réfugie dans une minuscule « cave-vigie » comme il l’appelle, tout en continuant d’écrire des poèmes qu’il signe d’un soleil universel. Jusqu’à la nuit du 29 au 30 septembre 1973 où il sera assassiné dans des conditions mystérieuses un peu comme Pasolini, deux ans plus tard.
En exil des deux côtés de la Méditerranée, Jean Sénac a fait de l’écriture sa réponse à l’existence, le lieu d’une brûlure d’être, l’arme d’un combat et d’une liberté. René Char voyait dans ses poèmes des « fortifications pour vivre » et c’est effectivement ce qu’ils n’ont cessé d’être. Ce qui appelle le poème chez Sénac, c’est toujours l’urgence, la nécessité d’un affrontement à l’immédiat. C’est le présent de l’exil, de la solitude, des souvenirs d’enfance, des éblouissements. Écriture sous tension, qui dit « l’horreur / succulente de vivre », qui la maintient vibrante, cette vie toujours en instance d’elle-même. « J’attends le sourire qui fêle / le mot qui accrédite / la vérité qui tranche ». Une franchise, un ton qui épousent les reliefs d’une âme. « Je parle de la tendresse des colts / quand l’enjeu du drame est l’été / et je ne trouve plus ceinture cerisière / ni caresse votive ».
Héritier de filiations multiples – Verlaine, Rimbaud, Nerval, Artaud, Genet, Cavafy, Whitman… –, contempteur des morales tièdes, Sénac a fait de l’identité et surtout de l’amour, les objets d’une quête lancinante, quasi obsessionnelle. « J’écris mes poèmes sur ta bouche (…) Je n’en finis plus de m’aimer sur tes lèvres » ; « Je marche avec le corps que tu donnes à mes mots ». Une ferveur qu’on retrouve dans les recueils où il chante la lutte de libération du peuple algérien. Avec un enthousiasme à la Maïakovski, il loue une Révolution qui abolira toutes les souffrances et toutes les tyrannies. Une lutte à laquelle il associe son propre combat pour faire accepter son homosexualité. En vain.
Oscillant entre l’exaltation et le désenchantement, ses poèmes clament, avec une liberté sauvage, sa faim de beauté, la volupté du désir noir, les nuits de spasme. Sa quête presque mystique d’un amour qui mettrait en harmonie avec le rythme secret de l’univers, qui se confondrait avec la liberté et la plénitude, le conduira à concevoir la poésie comme « Corps Total » unissant la chair et l’esprit, à écrire des « corpoèmes », à voir le mot comme « perpétuel orgasme des merveilles » ou comme « bol de mains avides ». Son écriture, il la voudrait « palpable », sans écran entre la réalité et la graphie. Désirant dévasté, « provocateur de foutre » désespérant du destin de la Révolution, Sénac, désemparé mais lucide, va dans ses derniers recueils, hisser la poésie jusqu’à l’impuissance de la poésie : « Estomac creux et couilles pleines / Y a-t-il poésie qui tienne ? » Constatant l’« échec triomphant » du corpoème, c’est vacillant au bord de son propre abîme, qu’il terminera son chemin de croix. « Cloue-moi, avec tes yeux cloue-moi / Avec tes mains. Avec ton sexe. Avec ta langue. »
Richard Blin
Œuvres poétiques, de Jean Sénac
préface de René de Ceccaty, postface de Hamid Nacer-Khodja
Actes Sud, 848 pages, 29 €
Poésie Esquisse d’un corps total
mars 2019 | Le Matricule des Anges n°201
| par
Richard Blin
La réédition des œuvres de Jean Sénac donne à entendre la voix enfiévrée d’un poète que sa quête inapaisée des corps et de la fraternité conduisit au sacrifice.
Un livre
Esquisse d’un corps total
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°201
, mars 2019.