Karl Kraus est le fils d’une haute civilisation qui a forgé sa pensée dans la fréquentation des hommes de presse, de la bière et des pâtisseries à la crème et de la fumée de pipes et de cigarettes conjuguées. Bref, il est un pur produit de la brasserie viennoise qui a généré autant que sa sœur parisienne autant de clartés foudroyantes qu’il est possible. Qu’on songe à Scholl et à ses pairs. C’est d’ailleurs ce qu’aimait Karl Kraus (1874-1936), polémiste professionnel, professeur de lucidité, apôtre piquant du constat qui d’ordinaire se cache, révélateur des troubles, toutes qualités qui lui font comme l’identité d’un ange déchu. De fait, ce perspicace piquant, dont Alfred Eibel nous offre un bouquet d’aphorismes triés sur le volet, est aussi un brutal qui use de la puissance du malaise pour briser les limites ouatées de nos conforts. Car Kraus ne rechigna pas, pour prix de son esprit brillant, à revêtir les hardes de la misanthropie, de la misogynie et même de l’antisémitisme. Condamné à faire de l’esprit et à redresser des torts, il est probable, comme le suggère Eibel, que Kraus ne devait guère s’aimer non plus…
« C’est beau de mourir pour une idée. S’il s’agissait au moins d’une idée qui fait vivre et pour laquelle on est prêt à mourir. »
Ce que relèvent encore Eibel et Jacques Le Rider, l’auteur de Karl Kraus, phare et brûlot de la modernité viennoise (Seuil, 2018), c’est à quel point il eut dans sa revue Die Fackel (Le Flambeau) la dent dure contre les compromissions, les hypocrisies et contre la prose journalistique qui conduisait (déjà) aux mots vides de sens, au bourrage de crâne et à l’idéologie sans frein : il était le grand contempteur, il est aussi l’un des plus grands auteurs européens du siècle dernier, et l’un de ceux qui attendent toujours en France une édition systématique. Bien sûr, il brutalise son lecteur un peu plus que Stefan Zweig. Mais n’est-ce pas justement très bon signe ?
Éric Dussert
Traduit de l’allemand (Autriche)
par Alfred Eibel, Klincksieck, 76 p., 17 €
Histoire littéraire Il ne suffit pas de lire de Karl Kraus
avril 2019 | Le Matricule des Anges n°202
| par
Éric Dussert
Un livre
Il ne suffit pas de lire de Karl Kraus
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°202
, avril 2019.