Rencontrer à 13 ans « L’Abomination de Dunwich » peut changer une vie, au point de la consacrer presque tout entière à l’auteur de cette horrifique nouvelle : Howard Phillips Lovecraft (1890-1937). Ainsi les lovecraftiens passionnés ont enfin entre leurs mains, aux côtés de ses nouvelles, la monumentale biographie patiemment composée par S.T. Joshi.
Si l’ancrage chronologique tisse en tout respect du genre l’ouvrage, il permet de répondre, quoique forcément incomplètement, à la question suivante : d’où vient que Lovecraft soit le créateur du monde énorme et inquiétant de Cthulhu et du Necronomicon ? La démence du père, qui était une syphilis non diagnostiquée, puis les années de dépression qui empêchèrent l’écrivain en herbes folles d’aborder des études universitaires, son peu d’attrait pour la sexualité et le sentimentalisme, quoiqu’il fût brièvement marié avec Sonia (« mère de substitution », avance Joshi), voilà qui peut forger dans les caves de l’esprit du reclus de Providence une appétence pour l’effroi et le sombre surnaturel. Aussi, autodidacte surdoué dès l’enfance, étudie-t-il de manière compulsive l’astronomie jusqu’à écrire de petites revues, engloutit la littérature antique autant que populaire de son temps, recourt à une écriture poétique classicisante (ici longuement citée et analysée), tout en sacrifiant à un racisme dont il se départira guère : « Les habitants de l’Olympe conçurent un plan astucieux. / Ils forgèrent une bête, à la silhouette à moitié humaine, / Remplie de vice, et ils appelèrent cette chose un NEGRE. » Les créatures difformes et frustes venues des abysses des futurs récits en sont un avatar, à moins de penser à sa mère se plaignant de la « hideur de son fils » à la « mâchoire prognathe ». Les romans gothiques et Poe sont pour lui les prémices de sa création. À partir de 1903, ses premières nouvelles notables sont « La bête de la caverne » et « L’alchimiste », même s’il faudra attendre 1926 pour que cette veine s’accomplisse avec « L’appel de Cthulhu ». L’isolement du conteur, assis sur une bibliothèque immense, contribue alors au bouillonnement neuronal qui engendre la création de ces « Grands Anciens » revenus au jour pour menacer et saccager l’existence et la civilisation humaines.
La maîtrise lovecraftienne exige cependant une culture et un esprit de synthèse lorsqu’il rédige son essai novateur Epouvante et surnaturel en littérature. Les « montagnes hallucinées » (pour reprendre un de ses meilleurs titres) de ses récits unissent la folle déflagration d’un fantastique qui dévore les êtres et l’univers, à une rigoureuse narration de la montée des périls : souvent un jeune homme mène une dangereuse enquête concernant un de ses ancêtres qui aurait été happé par des forces inconnues et ses séides, qui ont la puissance cosmique d’une « anti-mythologie ».
Des traits curieux frappent le lecteur : sa « haine de la machine à écrire », son « matérialisme mécaniste et athéiste », la presque absence d’héroïnes féminines, son Journal de 1925 tout récemment publié attestant de sa « terrible pauvreté », mais aussi une vie sociale étonnement pléthorique, en particulier à New York, entre clubs littéraires, amis, disciples, et ses milliers de lettres.
Le créateur de Nyarlathotep, aux avatars bulbeux et griffus, demeure une énigme de la créativité géniale, quoique cette biographie soit aussi méticuleuse que passionnante. Le travail de deux décennies, remis sans trêve sur le métier, est scrupuleusement documenté. Les chapitres les plus étonnants sont ceux où l’on voit l’auteur du Rôdeur devant le seuil sculpter une poésie encore méconnue de ce côté-ci de l’Atlantique, où il polit ses horreurs païennes pour un « pulp », Weird Tales, qui publia 279 numéros, où son correspondant August Derleth enclenche la série des « dérivés » du maître. Si bien des coquilles affectent l’ouvrage, elles restent sans conséquence, pardonnables, dans ce massif aux deux volets totalisant 1400 pages dont les aficionados se délecteront, en attendant la publication de l’œuvre intégrale chez Mnémos au début 2020.
Thierry Guinhut
Lovecraft. Je suis Providence, de S.T. Joshi
Traduction collective, Actu SF, tome I
712 pages, 28 €, tome II 680 pages, 27 €
Histoire littéraire La montagne Lovecraft
juin 2019 | Le Matricule des Anges n°204
| par
Thierry Guinhut
Une colossale biographie est consacrée au maître américain du récit d’effroi.
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La montagne Lovecraft
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Le Matricule des Anges n°204
, juin 2019.