L' Émerveillement : Présence dans la poésie et l’art modernes
Il y a des livres qui font du bien, stimulent notre capacité à vivre le présent, à recouvrer le bonheur de vivre en accord avec ce qui est, dans l’émerveillement d’être. Un émerveillement qui s’incarne dans la notion de présence, dans cette sensation qui donne corps à l’instant et nous gratifie de l’absolue certitude d’être vivant ici et maintenant. Cette expérience fondamentale, telle qu’elle s’énonce dans la littérature et la peinture des XIXe et XXe siècles, Pascal Dethurens nous la fait vivre dans L’Émerveillement, un livre composé de sept chapitres qui sont autant de tours et de détours autour de ces « moments d’être » où la présence nous éveille à un type de rapport avec le monde qui relève du miraculeux.
C’est que la notion de présence engage toujours un rapport à la question de l’être. Dans sa déroutante simplicité le sentiment de la présence, en nous débarrassant de l’accidentel, de nos vicissitudes, inaugure un réel fondé sur le pur étonnement d’être. Ce monde où palpite le vivant, le voici tout d’un coup arrêté, nous laissant béats devant l’être-là du créé. Immanence et transcendance confondues, abolies l’une dans l’autre, n’existe plus que la jouissance d’être là, dans une sorte d’état suspendu du monde, debout dans l’éclat de la présence.
Ces moments où tout nous est offert en un instant qui semble contenir tous les instants du monde, les plus grands poètes comme les plus grands peintres en ont fait une pièce maîtresse de leur œuvre. Bonnefoy comme Rilke ou Pessoa nous immergent dans l’immensité de la présence. Face à la raison sans raison de notre existence ici-bas – « Le seul sens de l’existence est qu’elle existe » nous dit Alberto Caeiro, l’un des hétéronymes de Pessoa –, les poètes chantent la présence qui illumine les instants les plus quotidiens. Rassembleurs de l’être, ils font de « la présence de l’être rendu à la clarté », l’essence de « l’évidence poétique ». Une présence qui a été la passion et l’obsession de la peinture moderne. Braque, Cézanne, Matisse, Chirico, Tàpies, Chagall ne cessent de tenter de restituer le choc et l’expérience de leur rencontre avec le réel, de traduire la présence « dans sa délivrance et son déchirement ». Autant de tableaux qui disent que ce qui est est, qui contribuent à délivrer la parole silencieuse de ce qui est. Les bouteilles chez Morandi, des souliers chez Van Gogh, les figues et les raisins chez Bonnard, les pommes chez Cézanne, les rectangles chez Rothko sont « des exhibitions de ce qui est, des démonstrations de l’éternel il y a ».
Rayonnement du il y a du monde, la présence est le « royaume enchanté de l’évidence », mais elle est aussi le principe qui fait exister. « La présence est le principe qui anime toutes choses et les fait arriver à l’être. » Dans Soleil dans une chambre vide, de Hopper, le vide est l’annonciateur de ce qui est. L’homme qui marche de Giacometti est « l’homme de la présence », celui qui s’en va vers lui-même, marche pour ne pas s’arrêter d’exister. Tout entier attaché au fait d’être, il est de ces « hommes de l’être » qui n’ont pas la raison pour outil, vivent dans l’étonnement d’être là au lieu de ne pas être, ne croient qu’à ce qui les maintient en vie, n’acceptent de frayer « qu’avec ce qui (les) ancre dans l’immuable et (les) maintient dans l’unique ». Cet être, objet de leur quête éperdue est celle de Zeno chez Svevo, d’Ulrich chez Musil, de Dedalus chez Joyce, de Castorp chez Mann ou de Teste chez Valéry. Car enfin, ce qui nous lie au monde est bien autre chose qu’un faisceau de contraintes et de conventions, dépasse de beaucoup notre petit moi, qui n’est que source de séparations et de distinctions. « Défaisons-nous du moi », nous dit Pascal Dethurens et jouissons de ces moments « où tout cesse et tout commence en même temps » dans l’ivresse d’être en vie, ivresse comparable à celle qui nous étreint dans l’éclair amoureux ou dans l’extase.
Sujet d’étonnement voire d’énigme, la présence ne saurait être objet de connaissance. Nous conduisant aux limites du sens, à la frontière de nous-mêmes, elle est à prendre telle quelle, à l’état brut, sans poser de questions. Face à elle, face à ce qui vient à nous à travers elle, foin des valeurs éthiques, de finalité métaphysique ou de signification. « L’être n’a qu’à être, non à répondre. » Sur fond d’incompréhensible et de sensation d’infini dans le fini, la présence est la grâce de l’existence.
Richard Blin
L’Émerveillement. La Présence dans
la poésie et l’art modernes,
de Pascal Dethurens
L’Atelier contemporain, 248 pages, 25 €