Quand un gars pas mal déglingué propose à son nouveau pote ramassé sur la route une partie de jambes en l’air au bordel du coin, histoire se relaxer un peu après une dure journée, le type, qui est en cavale, lui répond : « Non… Aujourd’hui j’ai tué un homme que je détestais. Je ne veux pas mélanger les plaisirs. Je veux juste m’allonger et savourer mon bonheur. » Ok, un signe de tête, c’est comme tu le sens mon pote. Parfois, la vie est simple, deux inconnus se rencontrent et c’est comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Respect. Dans une Amérique en vrac depuis lustres, du génocide indien à l’esclavagisme, des guerres (un peu partout et tout le temps) à la destruction de la nature, la loyauté parviendrait donc à survivre. Et tant pis si ces deux-là ont les mains sales. Ils s’épaulent. La solidarité des paumés peut paraître chose étrange dans ce pays perdu mais pas dans les livres de Jim Harrison. C’est le seul espoir que se permet celui qui deviendra Big Jim, l’indécrottable raconteur d’histoires.
Loyauté, solidarité, espoir ? Et puis quoi encore ? Évidemment, il faut accepter de se laisser couler dans la prose sinueuse de l’Ours du Michigan (et plus tard du Montana), au risque de se noyer, à savoir être chamboulé et le rester. Regarder la vie et ses avanies à l’oblique, se fondre dans la marge, faire siennes des histoires de vengeance impitoyable, à moins qu’elles ne soient tout bêtement humaines, terriblement humaines : infidélités amoureuses et violences en tous genres, racisme, abandon et trahison. Nous voici dans l’arène du monde, au cœur de Légendes d’automne, quatrième livre publié en 1976 et composé de trois romans fulgurants – courts et denses. Tout Harrison est là : la déglingue et la beauté, la saloperie et l’amour. L’auteur de Dalva, celle qui deviendra immortelle, se donne entier, nu. C’est un physique, bourré de testostérone hallucinante, un macho mélancolique, un alcoolo sensuel ; c’est un terrien, les pieds dans la fange et la tête dans les étoiles. Avec le portrait de Rimbaud épinglé au-dessus de son bureau, il met de la poésie – ou des cris de chagrin – dans la moindre de ses phrases, lance un long adieu à la jeunesse et, bravache, donne à ses personnages l’envie terrifiante de reprendre leur vie en main, de croire que tout, encore, est possible. L’espoir selon Jim Harrison est un boomerang.
À moins que ce ne soit à lui-même, Harrison accorde à ses héros frappés par le destin des moments de répit. Au type en cavale, il lui offre une nuit d’amour : « Il se servit un autre verre en essayant de se rappeler la dernière fois qu’il s’était senti tout entier, aussi vivant et totalement libre. » Jim le sait. La liberté est en fantôme sans cesse en dérobade. Pour l’attraper, une seule solution, s’émerveiller de la nature, des animaux bien plus intelligents que les hommes, pleurer sur la disparition de l’une et des autres, rêver et encore rêver, rendre grâce à la délicatesse des fleurs sauvages, se fier à la poésie, et raconter des histoires.
Martine Laval
Légendes d’automne, de Jim Harrison, nouvelle traduction de Brice Matthieussent, 10/18, 328 pages, 7,80 €
Dans la même collection : Nord-Michigan ; Sorcier ; Un bon jour pour mourir ; Wolf, tous préfacés par François Busnel
Zoom L’art de ne pas rater sa vie
juillet 2019 | Le Matricule des Anges n°205
| par
Martine Laval
Tout un été avec l’ours du Michigan ? Nouvelle livraison de quelques-uns de ses meilleurs romans. Amour et sexe, sauvagerie et rédemption.
Un livre
L’art de ne pas rater sa vie
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°205
, juillet 2019.