C’est à un défrichage que La Malédiction d’être fille peut faire penser : cette manière urgente de nettoyer un champ, d’y rendre possible un retour à la vie. Le champ ici est à l’échelle de la planète. Il n’est pas fait de terre, cailloux, et herbes. Il est constitué d’humains : d’hommes, de femmes, d’enfants. De garçons et de filles. De bourreaux, de victimes et de millions de Ponce Pilate. Dès les premières pages, on saisit l’étendue de la tâche que l’écrivaine s’est donnée. Dire quels sorts on réserve, sur toute la planète, aux filles. Dire les avortements choisis (le fœticide), les meurtres, par leur mère, des bébés filles (le « filiacide »), les violences sexuelles, la traite, le meurtre « d’honneur ». Trouver des chiffres, aller au Maroc, en Égypte, en Inde saisir la parole de ces mères contraintes de tuer leur fille, de ces filles violées (souvent par un père), rencontrer celles et ceux qui tentent de bâtir des refuges, de nommer et dénombrer les crimes. Aller voir, lire des rapports, visionner des documentaires, tenter de dresser un tableau global puisque celui-ci n’existe pas. S’emporter justement contre cette absence : ne pas savoir par exemple « combien de mineures sont violées chaque jour en France ». « Je crois que si 200 garçons étaient victimes de viol ou tentatives de viols chaque jour en France, quelque chose aurait lieu, serait pris en compte, des députés exigeraient des études, des lois, des actes. » Car ça ne concerne pas seulement ces pays exotiques d’Asie ou d’Afrique, ces pauvres pays d’Amérique latine, pas uniquement les pays musulmans : c’est en France, c’est à Londres, c’est aux États-Unis. Et Dominique Sigaud d’exhumer chiffres et études, de montrer les conséquences de ces violences sur toute la société : ainsi les filles chinoises enlevées dans les campagnes parce que les fœticides féminins ont été si nombreux que les hommes ne trouvent pas de femmes avec lesquelles se marier. Ainsi des corps meurtris de ces mamans de 14 ans, violées chaque soir par un mari bien plus âgé. On est un peu sonné à la lecture du livre de voir apparaître cette foule assassinée, violée. Mais Dominique Sigaud va plus loin : elle montre combien ces actes et, surtout, l’indifférence qui les accompagne, inscrivent dans l’esprit des garçons une image de la fille qui permettra que le crime se perpétue sans fin. Surtout s’il s’adosse à l’ultracapitalisme grâce auquel la traite des filles « est devenue selon le FBI la troisième activité criminelle dans le monde en termes de milliards générés, juste après le trafic de drogues et d’armes. »
Écrit pour que toutes les filles un jour puissent reprendre le récit de leur vie, ce livre trouvera-t-il assez d’échos pour que les mains bien propres décident de s’emparer du problème ?
Dominique Sigaud, votre recherche et la réflexion que vous menez dans ce livre ne visent-elles pas deux objectifs : dire le génocide et interroger le silence qui l’entoure ?
Je n’emploierais pas le mot...
Entretiens Ne plus s’en laver les mains
Romancière et essayiste, Dominique Sigaud plonge le fer de son écriture dans les plaies vives de nos sociétés. Son nouvel opus met en lumière les crimes commis à grande échelle contre les filles et le silence qui les entoure.