Nous l’apprenons d’un clic : la « God da Tamangur » signifie « la forêt là-derrière » et désigne une forêt située à plus de 2300 m, dans les Grisons – mais elle serait aussi un symbole de résistance et de survie. Nous ne saurons pas exactement à quoi renvoie ce nom propre, Tamangur, lorsque la grand-mère l’emploie pour expliquer à sa petite-fille que le grand-père s’y trouve. Et l’enfant, elle aussi, doit douter : serait-il seulement parti en voyage, là-derrière, et susceptible de revenir un jour ou l’autre ? Ou bien serait-il, comme le disent les adultes avec un de leurs mots terrifiants, mort ? L’univers qui entoure l’enfant, bien que réduit aux dimensions d’un village de montagne isolé, recèle pourtant pour elle bien d’autres énigmes : au centre du village, « quelles histoires a entendues le banc » ? De quoi rêvent les vaches ? « Des rêves d’herbe et de la langue râpeuse de leurs compagnes » ? Qui sont « les Bizarres » de la « maison jaune » voisine ? Par bonheur la grand-mère, elle, semble avoir réponse à tout : « Ils sont un peu à côté de leurs pompes, mais ce n’est pas si grave (…) ils sentent les chocs mieux que personne. Ils ont une belle langue, une langue qui apporte toujours une surprise ».
C’est en effet en usant d’une langue surprenante, à la fois naïve et métaphorique, que Leta Semadeni nous fait partager les jours et quelquefois les nuits de ce couple que la tendresse unit. D’autres personnages interviennent de temps à autre, eux aussi présentés de manière toujours un peu décalée, de biais, sans que l’on sache si c’est le point de vue de l’enfant, à l’œil neuf mais alerté, ou celui de la grand-mère, toujours teinté d’une ironie comme contenue. Il y a Elsa, la voisine bavarde, lutin malicieux – et son amant Elvis. Il y a la Corneille, « apparentée à la grand-mère, à la mode de Bretagne, c’est pour ça que l’enfant a le droit de la haïr un peu » – toujours vêtue de noir, elle craint les assassins qui se dissimulent dans son grenier. Il y a la couturière qui « vole des souvenirs comme si de rien n’était » : en même temps qu’elle prend les mesures, elle écoute les récits et s’en empare, les fait siens, et va ensuite les raconter « comme s’ils lui avaient toujours appartenu ». Et bien sûr, tout autour, il y a les saisons qui se succèdent, la brume parfois, la neige et son silence, ou, l’été, les guêpes, « ces lions ailés » qu’attirent les poires du jardin. Le temps semble pourtant s’être arrêté, certaines scènes sont comme intemporelles, pourraient avoir eu lieu il y a des siècles – même si c’est bien de notre temps qu’il s’agit, puisque certains se rendent de l’autre côté de la frontière où « il y a des bordels ».
Oui, la grand-mère, parfois, a « un verre dans le nez » – « l’alcool est une brosse à ramoner l’âme » – et il lui arrive de devoir lutter contre des rêves « récalcitrants ». Oui, l’enfant l’a même surprise se cognant la tête avec fureur contre la place vide du grand-père sur l’oreiller… Mais elle figure avant tout, pour sa petite-fille, le désir, l’appétit et le goût de la vie.
Thierry Cecille
Tamangur, de Leta Semadeni
Traduit de l’allemand (Suisse) par Barbara Fontaine, Éditions Slatkine, 182 p., 15 €
Domaine étranger L’enfance partagée
octobre 2019 | Le Matricule des Anges n°207
| par
Thierry Cecille
Entre le conte – parfois cruel – et le poème, Leta Semadeni fait l’éloge de la tendresse, rempart contre la mort.
Un livre
L’enfance partagée
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°207
, octobre 2019.