Depuis quelques années les polémiques se multiplient autour de la notion d’appropriation culturelle. C’est-à-dire sur l’utilisation d’éléments appartenant en propre à une culture par des gens extérieurs à cette culture. Ce qui est une manière de les déposséder de leur histoire et de maintenir encore et toujours ce lien colonial que l’on croyait aboli. Il y a eu le spectacle empêché à la Sorbonne, Les Suppliantes d’Eschyle monté par Philippe Brunet et dont les comédiennes étaient maquillées de noir pour indiquer l’origine africaine des personnages. Et voilà les acteurs noirs dépossédés. Par ailleurs, autre polémique avec l’exposition proposée par Brett Baimley, Exhibit B, racontant l’histoire de la colonisation en demandant à des acteurs noirs de figurer sous forme d’images les situations d’exploitation. Et donc finalement de conforter ces images dans l’esprit d’un public de visiteurs essentiellement blancs. Et les voilà assignés. Et puis dans le même temps les comédiens afrodescendants continuent de se voir conseiller de chercher des rôles de Noir au théâtre. Finalement, dépossédés, assignés, empêchés, quelle est la place réservée à ces acteurs dont la couleur de peau définit très précisément les rôles qu’ils pourront interpréter et ceux qui leur seront inaccessibles ?
Sylvie Chalaye travaille cette question depuis longtemps, principalement dans le domaine du théâtre. Peut-être parce qu’il est l’un de ceux dans lequel les choses bougent le plus difficilement. En effet depuis quelques années, le monde du sport, celui du cinéma, de la publicité, le journalisme, entre autres, se sont ouverts aux Français d’origine africaine ou antillaise. Le théâtre, non. Et en particulier le théâtre public vu à travers ses grandes institutions. Sylvie Chalaye a beaucoup écrit sur la question. Anthropologue, directrice de recherches à la Sorbonne, spécialiste des dramaturgies contemporaines, elle codirige également l’Institut de recherche en études théâtrales. Aujourd’hui avec la publication de Race et Théâtre, elle reprend l’ensemble de la question, à la fois d’un point de vue historique, d’où viennent et comment sont nées ces discriminations qui frappent la scène théâtrale, mais aussi très factuel : une comédienne noire peut-elle tout jouer ? Doit-on réserver aux comédiens noirs les rôles précisant la couleur de la peau ? Cherche-t-on une couleur de peau ou la capacité à entrer dans un rôle ? Un comédien ou un Noir ? Pour l’auteure, la réponse est évidente : « Cette peau dans laquelle entre le comédien, selon la formule consacrée, ce n’est pas l’épiderme du personnage, c’est une dépouille, une défroque, à laquelle donner corps par un effet de présence. Et la présence de l’acteur a plus à voir avec sa voix qu’avec le degré de mélanine de ses cellules épithéliales. Le personnage n’a ni peau ni chair, c’est un être de papier, un être fait de mots et c’est le comédien qui lui donne corps. »
Remontant aux origines, à la tradition des blackfaces, ces personnages blancs grimés en noir pour singer les nègres des plantations et se moquer d’eux, qui firent fureur aux États-Unis dans les années 30, dénonçant les figures du Carnaval de Dunkerque et à sa Nuit des Noirs, l’auteure multiplie les exemples rencontrés à travers les différentes créations de la scène théâtrale française : « Il faut comprendre que la race n’est pas un déguisement. » Mais a contrario, et pour prouver que la question n’est pas si compliquée à régler, elle s’appuie sur nombre de situations dans lesquelles des acteurs ou actrices noires ont trouvé leur place sans que cela inquiète ou dérange. Ainsi le théâtre de Peter Brook qui « travaille pour que la race ne fasse plus sens. » Et par là même, allant beaucoup plus loin, elle redéfinit de fait ce qu’est pour elle un personnage de théâtre, un rôle, et ce qu’est généralement le travail du comédien pour donner vie et corps à ce rôle.
Une question est alors posée : le théâtre serait-il le lieu d’un entre-soi conservateur et réactionnaire ? Pour y répondre, il nous faudra « penser la race au théâtre et donc penser le théâtre autrement, changer les points de vue, partager notre héritage et nos mémoires, assumer notre histoire et nos histoires, à travers toutes les facettes du prisme, même celles qui fâchent. » Race et Théâtre est un livre remarquable, limpide, exemplaire, allant droit au but et utilisant une langue claire pour dénoncer une anomalie d’abord, une injustice ensuite, et de fait un scandale.
Patrick Gay-Bellile
Race et Théâtre : Un impensé politique,
de Sylvie Chalaye
Actes-Sud Papiers, 160 pages, 16 €
Théâtre La face noire du théâtre
février 2020 | Le Matricule des Anges n°210
| par
Patrick Gay Bellile
Pourquoi les comédiennes et comédiens non blancs trouvent-ils toujours aussi peu de place sur les scènes françaises ?
Un livre
La face noire du théâtre
Par
Patrick Gay Bellile
Le Matricule des Anges n°210
, février 2020.