Si le journal intime témoigne d’une manière d’habiter le temps et de mettre sa vie à distance, il est surtout censé être le lieu où l’on peut tout dire, descendre au plus profond de soi, régler des comptes, noter tout ce qu’il est impossible de dire publiquement – parce que c’est trop dangereux pour soi ou parce que ça n’intéresserait personne. C’est la plus ou moins grande conscience de cet art de l’inavouable qui fait tout l’intérêt d’un journal. Un art que possède Philippe Muray et dont fait montre le tome III d’Ultima Necat, « Tenir son Journal implique qu’on ait mesuré au plus juste l’ampleur de ce qu’il était interdit d’écrire (ou plutôt de publier) à une époque donnée. »
Un Journal où il cherche à comprendre, où il est beaucoup question d’écriture, où il s’interroge sur le sens du monde, observe ses contemporains et s’inquiète de l’évolution de la société. L’échec de Postérité, au printemps 88 – « Postérité ne pouvait pas marcher ; j’avais à dire du mal des éditeurs et des femmes ; les premiers publient, les secondes font le public. » – l’a plongé dans l’isolement et la solitude. Un ravage dépressif dont la traversée va le conduire à se libérer, à s’exprimer en toute liberté, à trouver enfin son style, celui d’un franc-tireur, d’un nietzschéen bien décidé à mettre sa passion dans les choses où personne ne la met. Et d’abord dans le combat contre le despotisme, « à la fois invisible et sans dehors », du Consensus, qui tient du « Royaume de Dieu dans un monde sans Dieu », et qui est « en gros, tout ce qui est hostile à la littérature ». Contre aussi le « Terrorisme Vertueux Contemporain ». « Ton Journal doit être la réfutation méthodique et systématique de la religion générale qui veut ton hypnose dans tous les domaines. » Une religion qui prône l’euphémisation généralisée, l’édulcoration tous azimuts et qui est symptomatique, nous dit Muray, d’une société qui « ne supporte même plus l’idée que pourraient exister du négatif, de l’ironie, du Mal, de la perversion, de l’ambigu, de l’immoral ». Une époque où le Bien Général est devenu une Idole, où les gens se laissent ensorceler par le Spectacle comme si celui-ci était le réel. Société du Spectacle dont on a pu voir le triomphe avec les événements de Roumanie – la condamnation à mort et l’exécution de Ceausescu et de sa femme le 25 décembre 1989 ou le bluff de Timisoara – et avec la tragi-comédie de la guerre du Golfe. Mais derrière le Bien triomphant du Mal, comme derrière l’identification aux images du bonheur, de la liberté et de la satisfaction des désirs, notre diariste pointe cette chose, que déjà, en 1933, Céline avait vu venir : « Quand nous serons devenus moraux tout à fait au sens où nos civilisations l’entendent et le désirent et bientôt l’exigeront, je crois que nous finirons par éclater tout à fait aussi de méchanceté. On ne nous aura laissé pour nous distraire que l’instinct de destruction. »
Pour Muray – dont le sujet n’a jamais été que cette perversion qui...
Domaine français Muray, au-delà du désenchantement
Couvrant trois années cruciales (1989-1991), le troisième tome du journal intime de Philippe Muray vaut celui des Goncourt. Y revendiquant le trouble infini dont naît la littérature, il y déclare la guerre à son temps. Avec panache et intelligence, jubilation et férocité joyeuse.