La Route des Balkans s’ouvre sur l’attente d’Asma et Lefana, deux sœurs originaires de Damas, au cœur d’une forêt hongroise hostile. Cela fait plusieurs jours que le groupe de migrants dont elles font partie guette le camion frigorifique qui leur fera traverser le pays. Au moment de s’engouffrer dans le véhicule, le carnet sur lequel Asma consigne leur chemin de croix – l’assassinat de leur père, un pharmacien paisible, et la disparition de leur frère, recherché par les autorités, les terribles représailles qui s’ensuivirent et les poussèrent, après avoir été séquestrées, à fuir leur pays, leur itinéraire semé d’embûches, de la Turquie, la Grèce et la Macédoine à la Serbie – s’égare. Son histoire, c’est Tamim, un jeune Afghan victime des talibans, qui en deviendra le dépositaire. Car ce camion frigorifique a depuis acquis une bien triste notoriété : des soixante et onze personnes qui s’y sont entassées, pas une n’a survécu. Cinquante-neuf hommes, huit femmes et quatre enfants : « Des vies réduites à cela, une identité, somme d’informations minimales, rien de plus. En face de la date de naissance, on ajoutera la date de la mort. Des décoctions de vies, qui passent à côté de l’essentiel ; la joie ressentie en contemplant un reflet de soleil couchant dans la vitre sale de l’autocar, le souvenir d’un baiser dans un bruissement de feuillage, un regard saisi à la volée et que l’on n’oublie pas. Ces fulgurances qui dévoilent la beauté du monde, à arracher le cœur, ces myriades de possibilités qu’offre la vie à chaque instant sont désormais closes. Toutes ces vies, scellées en destin. »
Cette tragédie est au cœur du deuxième roman de Christine de Mazières, qui l’ancre dans une chronologie et une géographie implacables. Du misérable conducteur de camion bulgare aux plus hautes sphères du pouvoir allemand, en passant par les manifestations d’extrême droite un peu partout dans l’est de l’Europe, l’auteure dissèque avec une précision extrême les quelques jours qui lui succèdent, lesquels ne sont qu’un infime échantillon des atrocités qui se déroulent à nos frontières. Les vies déchirées qu’elle évoque font écho au passé migratoire du Vieux Continent. Ainsi, une famille allemande dont la grand-mère, encore bébé, avait fui les Russes au siècle dernier, offre un contrepoint saisissant à ce drame contemporain. Car l’histoire, cette « matière inflammable » qu’étudie sa petite-fille, est cyclique, comme le souligne avec humanité le récit. Les flux migratoires ont toujours existé ; celles et ceux qui s’y opposent aujourd’hui l’oublient trop souvent. Comment ne pas ressentir de honte et de colère à l’égard de l’Europe tout entière, pour laquelle ces individus déracinés ne sont rien de plus que des données, des chiffres, des intrus ?
En faisant se répondre les traumatismes des uns et des autres, Christine de Mazières nous permet de nous projeter derrière chacune des silhouettes qui essaie de franchir la Méditerranée. Les catastrophes humanitaires sont si fréquentes sur le chemin de l’exil : les naufrages, l’exploitation, la détention, les meurtres, lesquelles ne préoccupent pourtant pas beaucoup l’opinion publique. En analysant minutieusement cet épisode terrible, qui survint en parallèle du célèbre tweet d’Angela Merkel (« Nous allons y arriver ! »), alors qu’un million de demandeurs d’asile arrivèrent outre-Rhin, La Route des Balkans s’attarde sur ce que l’on refuse de voir. Et rend hommage à celles et ceux qui, « déracinés, vagabonds, (…) ont pris leur destin en main. Les sans-nom, les indésirables, les invisibles, les exilés, les refoulés, les dublinés, les calais », à qui il ne reste rien d’autre que l’exil.
Camille Cloarec
La Route des Balkans,
Christine de Mazières,
Sabine Wespieser éditeur, 192 pages, 18 €
Domaine français Les douloureux chemins de l’exil
juillet 2020 | Le Matricule des Anges n°215
| par
Camille Cloarec
Christine de Mazières se penche sur le sort des réfugiés qui fuient vers l’Europe. Un récit choral soigneusement documenté et poignant.
Un livre
Les douloureux chemins de l’exil
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°215
, juillet 2020.