De nouveau livre de Bénédicte Heim déborde d’ivresse tactile, de beauté fauve et de cruauté ensoleillée. Un livre qui se présente sous la forme d’une suite fragmentée mais continue de textes s’enlaçant selon la logique baroque de la volute, et selon les souvenirs, les élans d’osmose et le cheminement d’une femme, « Elle », qui navigue entre des hommes élus, découvre à leur contact, la fureur, la famine, la férocité et les sortilèges du désir et des orgasmes sauvages.
S’enchaînent ainsi, vus sous une multitude d’angles différents, un continuum éparpillé d’états, de situations, d’instants qui sont autant de champs de tensions mouvantes, de brasiers de sensations, de compénétrations de la chair et du verbe. On y suit notre « elle » dans sa façon de vivre l’altérité physique en se frottant à la peau, à la langue, aux silences et aux histoires des trois hommes entre lesquels elle évolue. Ils incarnent chacun une figure de l’agir, du pensable, une autre vie et une autre expérience, ce qui est pour « elle », une façon d’agrandir l’espace du désir, de multiplier des zones d’intensité à parcourir, de tripler les aires de plaisir au gré d’un parcours érotique alternant aimantation et séparation, cristallisation et dissémination.
Il y a « l’artiste », un homme fantasque qui « la régale de mille et une nuits récitatives », lui donne souvent l’impression de lui inventer un corps. « L’artiste lui a rouvert des champs où le blé prend feu, où le temps galope, immense pégase rouge, elle s’éploie, envol d’échassier, se love dans le vent qui se retourne sans cesse. L’artiste, son corps et sa parole, en grappe resserrée, entre sarcasme et vacarme. »
Il y a « l’amant perpétuel » avec la « chaleur que sans fin il fait mûrir », qui est là pour « assurer l’équilibre du sang », qui sait qu’avec « elle » aimer « est l’art de l’instant et une affaire thermique ». Il est « l’antipoison », le seul qui peut la tirer de ses chimères et celui qui lui permet de supporter les frasques du troisième élu : « l’homme ». Il est l’autre absolu « qui se dérobe à la prise et creuse un désir incendiaire ». Avec lui, c’est l’ouverture à l’inconnu, c’est la volonté d’aller « au fond de l’animal », « tous les sangs écorchés. Camisole de chair et feux léchés. » Jusqu’au risque de voir disparaître les frontières de l’identité à soi. « Foin du propre et du désinfecté, ils veulent du sale ensemble, des saveurs à tuyaux et tiroirs, du chaud, du frappé, qui prend à la gorge, de l’opulent pas soigné, en bataille, du dur comme la tubéreuse, comme de l’encens basculé en drame, ou tignasse férocement tirée. » Avec lui, elle connaît la saveur métallique de l’urgence, se laisse envahir par l’énigme d’un désir déflagrant qui l’entraîne en deçà du vouloir et du non-vouloir, et l’engage dans un au-delà de soi sans vérité.
Avec Tu fais pleurer tes fées marraines, ce sont les chemins de l’enfièvrement, toutes les nuances des attouchements, toute la duplicité sexuelle, les défonçages, les points de fétichisation et de jouissance des corps, que cartographie, qu’arpente et qu’ausculte Bénédicte Heim. La perversité candide, les jeux d’échanges créateurs qui se nouent entre innocence et expertise, tendresse et brutalité, vitesse et lenteur, elle les porte à la clarté de l’évidence perceptive. À l’entrelacement du recevoir et du donner, aux mouvements intérieurs que suscitent l’attendu et le désiré, au côté rotatoire et aux distorsions spiralées des sensations, elle accroche des mots qui ont le pouvoir d’ouvrir ou d’enclore le feu « qui lave » ou la volupté qui griffe. De donner voix à la dynamique désirante comme au don qui n’aliène pas. Une écriture qui semble obéir à un principe fulguratif mais cherche surtout à lier les mots à la trame la plus inaccessible de la chair et du sang. Qui cherche à atteindre l’obscur fondamental de tout désir. Qui sait capter, dans la suavité de raccourcis visionnaires et les aléas de « l’impossible rapport sexuel » – au sens lacanien – l’instant magique des corps qui s’abandonnent.
Une écriture à contre-mort, donc, qui chante le plaisir de goûter aux nudités lacérantes, de donner vie à l’expérience intérieure chère à Bataille, et qui vise à mettre au jour le dedans. Une mise à nu qui met en présence de ce qui excède toutes les raisons, qui célèbre ce « pays d’écarts » qu’est le corps. Qui donne réalité à l’inconnu de soi au travail dans la relation à l’autre. Qui enchâsse les résidus d’or de la jouissance dans la singularité d’un livre qui relève de l’évidence poétique.
Richard Blin
Tu fais pleurer tes fées marraines,
de Bénédicte Heim
Et le bruit de ses talons, 224 pages, 20 €
Domaine français Au miroir du désastre et de la grâce
juillet 2020 | Le Matricule des Anges n°215
| par
Richard Blin
Au fil d’une prose qui sublime le parfum de la dynamique désirante, Bénédicte Heim explore la violence secrète de l’attraction sexuelle.
Un livre
Au miroir du désastre et de la grâce
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°215
, juillet 2020.