D’abord, la construction, minutieuse : il s’agit de conduire le lecteur sans jamais faillir, juste là où l’auteur a souhaité l’emmener, sans grosses ficelles, subtilement. Puis, l’atmosphère : l’esprit des petites villes du Midwest, une jeunesse dorée ou presque de l’Amérique, perdue entre grande banlieue et campagne, ennui et envie d’ailleurs. Nous sommes à New Canaan, un terminus plus qu’un tremplin. Stephen Markley, lui, a grandi à Mount Vernon, Ohio. Tout est là, à travers les yeux de ces gamins grandis sans y penser, qu’il anime, entre innocence, ignorance et espoir. Mais au-delà : il capture les angoisses, les obsessions de cette Amérique post 9/11, les développe, les transforme. Elles grandissent avec ceux qui les portent, ces quatre trentenaires dont les routes, hasard trompeur des petites villes, convergent ce soir d’été. C’était ça le truc : dès qu’on remet les pieds à New Ca, on tombe sur des gens du lycée. La peste et le choléra en prime. Le talent de Stephen Markley consiste à les attraper à un âge tournant, alors qu’ils s’empêtrent dans la nostalgie sourde des jours enfuis, incapables de totalement tourner la page sur leur passé pour aller vers autre chose. Leurs adolescences, mises en scène, sont archétypiques : ils ont été, ils ont connu, ils ont aimé le beau gosse, la brute, les footballeurs, les cheerleaders, la gothique, les rebelles, le sans-amis, le musicien. Ils incarnent le fond immuable de toute série teenage américaine. Mais ce soir, dans New Cannan, ils sont un vétéran à œil de verre, et syndrome post-traumatique : comparé à ce qui l’attendait en Afghanistan, mission N°3, l’Irak avait été une sortie au parc d’attractions ; un activiste/démocrate/humanitaire/toxico ; une universitaire écologiste décidée à retrouver la trace de son amoureuse secrète ; une femme déjà usée, pâle fantôme d’une trop jolie fille naïve, en quête de rédemption. À leurs côtés, quelques heures suffisent pour balayer dix années de vies désormais enfuies, ces années d’adolescence, avec leur énergie, leur enthousiasme, leur fraîcheur, leur cruauté, leur inconscience, leur violence.
Le texte est construit de manière assez classique : quatre personnages donc, quatre parties, quatre portraits témoignages, et en prélude et conclusion, les grands absents du récit. À l’intérieur de chaque partie, des flash-back heurtent le réel, différentes versions d’une même histoire s’extraient des mémoires, les souvenirs édulcorés, idéalisés, réinventés, ou tout simplement oubliés s’empilent et se mêlent.
Stephen Markley écrit un roman politique et sociologique, sur fond de guerre, de traumatismes, de crise économique et idéologique. L’Amérique qu’il raconte, celle de Bush, puis d’Obama, sa jeunesse en panne de repères avec son lot de désillusions, de peurs, d’inculture, d’espoirs douchés, est celle qui conduit droit jusqu’à Trump.
Le récit s’étend, tisse sa toile au-delà des histoires individuelles. Il y a quelque part un narrateur omniscient, omnipotent. Lui, qui préside à la narration. Commençons, dit-il. Et on le suit, sans trop savoir, sans bien comprendre d’abord, captifs, attentifs. C’est lui qui ordonne, lui qui autorise la mélancolie, le lyrisme, apporte au texte sa dimension parfois presque élégiaque. Étroitement liée à l’idée d’une destinée. Il est difficile de dire où cela s’achève et où cela a commencé, car on finit fatalement par se rendre compte que la linéarité n’existe pas. Tout ce qui existe c’est ce lance-flammes délirant, ce rêve collectif dans lequel nous naissons, voyageons et mourons.
Julie Coutu
Ohio, de Stephen Markley
Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Charles Recoursé
Albin Michel,
560 pages, 22,90 €
Domaine étranger Mémoire en eaux troubles
septembre 2020 | Le Matricule des Anges n°216
| par
Julie Coutu
L’Américain Stephen Markley impose son art de la mise en abyme dans Ohio, tout à la fois roman noir, portrait de société et récit choral.
Un livre
Mémoire en eaux troubles
Par
Julie Coutu
Le Matricule des Anges n°216
, septembre 2020.