Qui n’a jamais rêvé que son conjoint meure, ou que disparaissent ses enfants chéris ? Marie NDiaye l’écrit à notre place. Sa Marlyne « avait voulu être une mère de famille de haut niveau, comme une athlète » tout en ayant conclu tacitement une « clause de nullité » avec son universitaire de mari, Gilles, Gilles Principaux. Marie NDiaye s’amuse, dès son titre, La Vengeance m’appartient. L’univers invraisemblable de sitcom et les faits divers qui la fascinent depuis longtemps, imprégnant ses récits tout en ne faisant souvent qu’affleurer à la glauque lueur d’une anecdote (vers la fin de Mon cœur à l’étroit ou dans le premier récit de Trois femmes puissantes par exemple) passent ici au premier plan. C’est par Me Susane, sa future avocate, qu’on découvre peu à peu Marlyne. Maître Susane est persuadée d’avoir déjà eu affaire à Gilles et part en quête, obsessionnelle, du souvenir qui viendrait valider son intuition. Elle entraîne dans son sillage ses parents trop aimants, sa femme de ménage trop dévouée, et un ex de plus en plus présent.
Quant à l’héroïne du monologue Royan, qui devait être jouée au festival d’Avignon par Nicole Garcia sous la direction de son fils, Frédéric Bélier-Garcia, elle partage avec Marlyne une chevelure blond foncé et une profession qui prédispose – les lecteurs de NDiaye le savent – au drame : professeure, et même professeure de français. Car les enfants et les élèves sont d’indécrottables vampires de l’énergie adulte (« Vous êtes un pantin qu’ils voudraient mettre en pièces bien légitimement car non seulement ce pantin n’enseigne sur la vie rien de vrai ni de juste mais il s’évertue à nous persuader qu’il le fait »). L’héroïne de Royan a, comme Marlyne semble-t-il, atteint dans sa vie la « rive de félicité » ; comme elle, et comme Me Susane, elle est éprise par-dessus tout de perfection et de conformité, et ne craint rien tant que de décevoir les autres, pour lesquels elle a feint de se plier en quatre. Mais qui veut faire l’ange fait la bête et « la Providence (…) n’aime rien tant que punir les heureux, les fiers ou les contents » (La Vengeance m’appartient). Or, qu’il s’agisse de théâtre ou de roman, l’univers ndiayïen est un royaume de retournements de situations et d’oxymores (un possible « enfer doux »), de métamorphoses latentes. À la fois victimes et coupables, ces nouvelles héroïnes sont des figures tragiques : l’une, Médée moderne, pressent la mort depuis longtemps, quand l’autre est en proie à une « furie » évoquant aussi bien Racine que les vers d’Ovide.
À partir de personnages de femmes qui ont lutté pour s’extraire de leur milieu d’origine et gagner les moyens de leur aisance, Marie NDiaye fabrique deux histoires de ravissement : ravissement de la réussite, ravissement de l’oubli de soi jusqu’au déni, ou au crime. La question posée dans Royan (« Y a-t-il toujours dans le malheur un coupable ? ») vaut aussi pour le roman ; Marie NDiaye cherche toujours le sujet derrière les faux-semblants. Depuis sa pièce Hilda (1999) et le deuxième récit de Trois femmes puissantes (2009), qui faisaient surgir les italiques dans les répliques et dans le monologue intérieur de ses héros, l’écrivaine peaufine les voix de la mauvaise conscience en creusant des strates dans la surface des discours ; italiques, alinéas, refrains, et désormais majuscules font et défont les ruminations mentales. Qui sont vraiment ces personnages qui se parlent ? Dans La Vengeance m’appartient, ces surgissements de pensées rythment le chemin de croix de l’avocate Me Susane et entretiennent avec maestria les doutes du lecteur. Plus encore que les romans précédents (La Cheffe, roman d’une cuisinière, paru en 2016 occupant une place à part) et contrairement à Royan, dont l’humeur est très sombre, ce récit mêle à la tristesse l’absurde et l’humour. On sent la délectation de l’auteure non pas tant sûre de son art que réjouie de raconter, de continuer à hameçonner et leurrer son lecteur depuis trente-cinq ans. Un peu comme Joyce Carol Oates, elle remodèle inépuisablement sa matière, joue ici avec les noms de ses personnages, Principaux, Ravalet, Susane, fait résonner un Jason avec une Sharon, en réemploie d’anciens comme Rudy et Ralph, rescapés d’histoires passées au sort incertain, cache toujours une figure derrière un autre, en un vertige : qui est le personnage principal, le secondaire ? Qui est innocent ou coupable ? Elle s’abreuve à la source de notre curiosité universelle, sans jamais rien céder sur le phrasé. Depuis trente-cinq ans, elle continue ainsi de nous faire sentir au plus près des mots, de leur teneur. Tout comme Laurent Mauvignier sait faire tonner la menace potentielle d’un mot familier tel que « Coucou » ou « Maman », Marie NDiaye parvient à faire reposer l’étrange d’une phrase sur une anodine conjonction de coordination (« Mais », « car »), à le sertir dans un ou plusieurs adjectifs qualificatifs (« féroce », « matois », « cauteleuse », « malséant », « cuirassé », « imparfaite », et même, un « lacté »…). Tandis que Royan s’apparente à une prose poétique marquée par l’absence de virgules, bref mais furieux poème intérieur, La Vengeance m’appartient est ciselé, précis, rusé.
À leur tour et en un dernier tour d’écrou, ces étrangères de NDiaye, ces héroïnes lointaines parentes de Meursault, le héros de Camus (elles savent qu’elles « n’aur(ont) pas la tête tranchée », elles), nous interrogent sur le récit que l’on se fait de la vie des autres, comme celui qu’on se raconte de la nôtre. La romancière et dramaturge prend un malin plaisir à nous faire imaginer le pire, ménage soigneusement les ellipses et les allusions pour donner place à nos terreurs contemporaines, l’abus, l’emprise, la manipulation, le viol, l’esclavagisme, et ne cède rien aux sirènes de la fiction à thèse. Elle nous amène même, fait nouveau, à un certain apaisement – et à consentir au mystère, celui de tout un chacun. Waouh.
Chloé Brendlé
Marie Ndiaye
La Vengeance m’appartient
Gallimard, 234 p., 19,50 €
Royan : La professeure de français
Gallimard, 69 p. 9,50 €
Domaine français Ravissements de Marie NDiaye
Joie de cet hiver qui nous livre deux ouvrages haletants : un roman, La Vengeance m’appartient, et une pièce de théâtre, Royan. Au cœur de ces textes, trois figures féminines de control freaks poussées à bout.