Le 3 juin 1959, Yves Klein donne une conférence à la Sorbonne intitulée « L’évolution de l’art vers l’immatériel ». Il a 31 ans et il n’a plus que trois ans à vivre avant de succomber à une crise cardiaque. Fils de peintres, il a fait assez tôt, mais en secret, ses premiers essais picturaux. Parallèlement il mène une existence riche en voyages et en activités diverses : encadreur à Londres, entraîneur de chevaux de course en Irlande, directeur technique de la Fédération espagnole de judo à Madrid (au retour d’un long séjour au Japon où il était devenu ceinture noire quatrième dan). En 1955, il décide d’abandonner toute activité pour se consacrer à la peinture, et vient habiter à Paris. La suite, il la raconte, non pas chronologiquement mais « en remontant rétrospectivement le long du tremplin de son évolution », dans sa conférence de la Sorbonne.
Une conférence qui a été enregistrée, et dont Allia nous offre la retranscription. Il y explique le cheminement, et la logique picturale implacable, qui l’ont conduit à déconstruire le dispositif de la représentation et de la perspective héritée du Quattrocento, pour en venir à n’exposer plus rien de visible ni de saisissable.
S’il refuse la ligne, le dessin et l’illusion de la perspective – qu’il considère comme un emprisonnement dans des modes de pensée formels et psychologiques –, c’est pour ouvrir à la découverte de l’extradimensionnel, et à l’exploration de l’immatériel. Il veut une peinture qui ne soit plus jeu de regards entre artiste et regardeur, mais exigence de participation sensorielle.
C’est par la couleur qu’il est peu à peu venu à la notion d’immatériel. Et très rapidement à travers la couleur monochrome. « Sentir l’âme, sans expliquer, sans vocabulaire, et représenter cette sensation, c’est, je crois, l’une des raisons qui m’a amené à la monochromie. » Matière vivante, la couleur – et plus spécifiquement le bleu, qui unifie le ciel et la terre, dissout l’horizon plan, « n’a pas de dimensions » – est la cristallisation de la sensibilité et de l’énergie créatrice de l’artiste. Le principe de la monochromie veut que le peintre imprègne la toile de sa sensibilité et ne représente rien. La couleur, qui incarne sa sensibilité, le rend présent au spectateur, qui peut à son tour s’en imprégner. En 1957, il exposera des peintures monochromes bleues, toutes identiques, du même format et de même ton mais en les proposant à des prix différents. Et il trouva des acheteurs, ce qui voulait bien dire que chacune des propositions monochromes bleues était reconnue bien différente des autres. La démonstration était faite que « la qualité picturale de chaque tableau est perceptible par autre chose que l’apparence matérielle et physique. Ceux qui choisissent, reconnaissent cet état de choses que j’appelle la sensibilité picturale ».
L’année suivante, c’est la relation entre le peintre et son modèle que Klein met à mal. Finie la pose face au peintre. Désormais c’est le modèle qui servira de pinceau vivant. Enduit par le peintre de peinture bleue, il vient se coller, déposer son empreinte corporelle sur le papier ou la toile, laissant la trace d’un état-moment disparu. La même année, il organise chez Iris Clert, une exposition mémorable. Il repeint l’intérieur de la galerie en blanc, et ce faisant l’imprègne de sa sensibilité. Au cœur de la galerie vide, ne restait donc, le jour de l’exposition, que la sensibilité picturale, invisible, mais censée agir sur les corps sensibles des visiteurs. Ainsi, l’objet de l’exposition devenait l’« indéfinissable » dans l’art, cher à Delacroix, ou encore l’« immatériel », cet état de perception que toute grande œuvre d’art, dit Klein, est à même de produire.
Cette notion d’immatériel – « L’immatériel n’a pas de limites, pas de dimensions, c’est partout, ailleurs, nulle part dans le présent, le passé, le futur. » –, ce rayonnement d’énergie invisible et intangible, cette mise en relation de sensibilités, Yves Klein travaille à l’élargir à d’autres domaines. D’imaginer ainsi ce qu’il appelle l’architecture de l’air. « Mes murs de feu, mes murs d’eau, sont, avec les toits d’air, des matériaux pour construire une nouvelle architecture. » Le théâtre lui-même pourrait être immatériel : un spectacle sans acteur, sans décor, sans spectateurs, « plus rien que le créateur seul qui n’est vu par personne ».
Une faculté d’enthousiasme euphorique, des propositions radicales, une imagination débordante, c’était ça Klein. Et un amour irraisonné de la Vie dont il disait qu’elle était l’art absolu.
Richard Blin
L’Évolution de l’art vers l’immatériel
Yves Klein
Allia, 64 pages, 6,50 €
Poches La marche vers la liberté d’Yves Klein
janvier 2021 | Le Matricule des Anges n°219
| par
Richard Blin
D’abord la diversité des couleurs, puis la concentration sur l’unique couleur bleue et enfin le concept de vide et d’immatérialité.
Un livre
La marche vers la liberté d’Yves Klein
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°219
, janvier 2021.