Existe-t-il un âge plus indiqué qu’un autre pour entreprendre de consigner sa vie dans un journal ? Celui de Josep Pla commence le jour de ses 21 ans, le 8 mars 1918 ; il se referme le 15 novembre 1919, autrement dit l’avant-veille de son départ pour la France, où la rédaction de La Publicidad l’envoie en tant que correspondant.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’objectif qu’il se fixe au départ n’a rien de très ambitieux : noter ce qui lui arrive, « au fur et à mesure, juste pour tuer le temps ». D’ailleurs, le même jour, il reconnaît que ce sera un miracle si ce journal survit aux vertus de femme d’intérieur de sa mère, qui n’aime rien tant que déchirer les vieux papiers. Et d’ajouter que s’il venait à disparaître, « ce ne serait pas grave ». Heureusement pour nous, le miracle a eu lieu.
Il est toujours difficile de rendre compte d’un journal, la matière que le diariste y déverse étant des plus variées. Celui de Pla ne fait pas exception, d’autant qu’il y pratique volontiers l’association d’idées. Ainsi, le 25 mars 1918, il entre dans une église pour, quelques lignes plus loin, se retrouver dans sa maison d’enfance, avant d’ouvrir les portes des bijouteries d’une ville, et ce de la manière la plus naturelle qui soit, comme si toute église menait invariablement à une bijouterie. Mais malgré la diversité des sujets abordés, de grands axes se dessinent, sortes d’obsessions auxquelles l’auteur revient malgré lui.
Au premier rang desquelles figure sa région natale : l’Empourdan, une comarque de la Catalogne s’étalant autour de Figueras et où l’on sent « le temps s’écouler de façon suave, comme un filet d’huile ». C’est à une véritable visite guidée que Pla nous convie dans ces pages, nous présentant les petits villages typiques du littoral (Llafranc et Calella de Palafrugell notamment, deux hauts lieux du tourisme moderne), ou ses habitants, comme le boucher Pagans, « qui est plus vieux qu’un chemin ». Sans oublier quelques anecdotes, qui font la saveur de ce volume (l’une d’elles s’étire sur presque quarante pages). À Palafrugell par exemple, un nommé Gervasi tenait une taverne. Un jour, l’homme l’abandonna pour vivre en ermite sur une colline du village. Très vite, il prit l’habitude de souffler dans un gros coquillage pour annoncer le lever et le coucher du soleil, et pour signaler qu’il était midi. Pour les villageois, les sons de cette corne marine devinrent de véritables repères temporels. Mais l’horloge intérieure de Gervasi manquait de rigueur, ce pour quoi on le tançait. À celui qui lui reprochait d’avoir sonné en avance le coucher du soleil, il répondait : « Lorsque le soleil se couche et que je l’annonce, tu peux me faire confiance, n’aie pas peur qu’il se relève ». Et à ceux qui lui reprochaient de ne pas avoir sonné à midi pile : « Qu’est-ce que cela signifie midi pile ? On dirait que vous êtes des comptables finalement ! Moi, je sonne l’heure du déjeuner, et moi, je déjeune à midi »…
Rien de ce qui se trame autour de lui ne lui échappe (il a un œil sur tout, et semble s’intéresser à tout, avec l’appétit d’un adolescent qui a toujours préféré perdre son temps « à observer, à écouter, ou à lire ») : « Je commence à trouver goût à toutes les choses. Regarder tomber la pluie, allumer un feu sur un talus, surveiller les évolutions d’une barque, mâcher une brindille de thym, respirer l’air embaumant la résine de pin, cueillir des champignons, chercher des asperges sauvages ou des escargots, sont des occupations qui honorent les gens modestes et honnêtes. »
Publié en 1966 et pièce maîtresse de l’œuvre de Josep Pla, Le Cahier gris n’est décidément pas le journal d’un écrivain (pas de lignes ici consacrées au rythme de travail ou à un projet en cours), mais plutôt celui d’un gourmet, qui se régale de tout ce que la vie a à lui offrir (que ce soit à Gérone ou à Barcelone), et qui sait que le début du mois de janvier est « la meilleure période pour manger de la soupe de lotte accompagnée d’une tranche de pain grillé, d’une cuillerée d’aïoli et de vin de Llançà ».
Formidable contrepoint aux fastidieuses études de droit (qu’il sut mener à leur terme), ce journal est surtout une savoureuse leçon de vie. Laquelle se lit comme un roman, avec ce petit quelque chose en plus que le roman ne peut pas offrir aussi souvent : la capacité à surprendre son lecteur. À chaque nouvelle entrée du journal en effet, c’est comme si Pla avait la totalité du monde à portée de pensée, et qu’il lui suffisait d’y prélever un élément, selon l’humeur du moment, et de laisser faire sa plume. Une plume vagabonde qui a le pouvoir d’enchanter.
Didier Garcia
Le Cahier gris
Josep Pla
Traduit du catalan par Serge Mestre,
Gallimard, 816 pages, 31,90 €
Intemporels La vie à pleines dents
mars 2021 | Le Matricule des Anges n°221
| par
Didier Garcia
Dans Le Cahier gris, l’écrivain et journaliste catalan Josep Pla (1897-1981) nous présente son quotidien d’étudiant en droit.
Un livre
La vie à pleines dents
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Le Matricule des Anges n°221
, mars 2021.