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Traduction Jean-Baptiste Coursaud

juillet 2021 | Le Matricule des Anges n°225

L’Autre Nom* de Jon Fosse

Il y a eu, la liste n’est pas exhaustive, Dans les hauteurs de Thomas Bernhard en 1959, Éden, Éden, Éden de Pierre Guyotat en 1967, et en cette prochaine rentrée littéraire 2021 il y a aura deux romans similaires en ce qu’ils sont eux aussi composés d’une seule phrase : Mort aux girafes de ce cher Pierre Demarty et L’Autre Nom – Septologie I-II de Jon Fosse. Et si, faute de l’avoir lu, j’ignore comment Pierre ponctue – au propre comme au figuré – son roman, je sais en revanche que Bernhard a posé un point final, que Guyotat a préféré une virgule et que ce si généreux Jon a évacué tout signe de ponctuation. Car celle-ci joue un rôle prépondérant dans ce flux plutôt que ce flot de phrases sans point mais avec 7820 virgules pour le premier tome de cette Septologie, une œuvre sur l’art et la création, sur la parole et la pensée en mouvement, en sept tomes comme autant de jours d’une semaine. Pour preuve, Clément Ribes, le merveilleux éditeur de Jon, a eu pour commentaire : « Je n’ai pas de remarques particulières sinon que j’ajouterais quelques virgules ici et là. » Il tempère ainsi ma première frayeur lorsque j’ai constaté que ma traduction en comptait 10 860. Mais outre que la ponctuation n’a pas forcément la même valeur en norvégien, où le point-virgule équivaut souvent à un deux points et le tiret à nos parenthèses, elle est plus variée en français, il suffit pour s’en convaincre de relire Éden, Éden, Éden dont la première phrase commençait par le signe /. Jon, lui, commence ainsi : « Et je me vois debout face à l’image avec ses deux traits, un marron et un violet, qui se croisent dans le milieu, une image oblongue, et je me vois la regarder, et je vois que j’ai peint les traits avec une grande lenteur, (…) » Je ne mentionne pas Guyotat en lien avec Fosse par hasard, un auteur qu’affectionne particulièrement Clément – voilà pour le premier air de famille littéraire.
La difficulté traductionnelle monte d’un cran dès qu’elle concerne l’emploi récurrent du et par lequel commence ce roman qui se pense, s’écrit et se lit comme une scansion. On en compte 5515 occurrences rien que pour le premier tome ! Dans ma traduction, ce chiffre tombe à 4326. À quoi tient ce foisonnement ? À la langue norvégienne ou au style de l’auteur ? En consultant la liste des mots les plus fréquents dans chaque langue, je constate rassuré que et est le mot le plus utilisé dans les trois langues scandinaves continentales, alors qu’il arrive à la cinquième place en anglais et en français. Une raison structurelle tendrait donc, aussi, à expliquer pourquoi ma traduction en compte moins. En retraduisant Huckleberry Finn de Mark Twain, Bernard Hœpffner († RIP) avait fait le même constat et eu le même effroi : « En relisant la traduction, j’ai très vite été frappé par l’omniprésence des et ; je me suis dit avec horreur : l’erreur classique du traducteur débutant ! Je ne voulais pas y croire, ils étaient partout. Il y en avait 6300 ! Mais j’ai immédiatement vérifié, il y en a 6650 dans le texte anglais, une fréquence de 5,75%, plus élevée que dans la plupart des autres livres en anglais excepté la Bible de Tyndale et la King James Bible (6,30%). » Bernard pointe incidemment un fait doublement important pour Fosse. Quand le et perd sa stricte nature additive de conjonction de coordination (« un marron et un violet ») et prend une fonction subordonnante (« et je me vois la regarder ») dès que placé en début de phrase, il s’agit de ce que la rhétorique appelle une polysyndète. Et (!) cette figure de style est consubstantielle de l’écriture de… la Bible. Car quel est l’autre sujet de la Septologie ? La foi, le catholicisme, la prière : « et j’inspire profondément, et je dis intérieurement Kyrie, et j’expire lentement, et je dis intérieurement eleison, et je le répète, et je le répète encore et encore, ». Qui plus est, la seconde valeur de la polysyndète vise à donner du rythme à la phrase et au récit ou, en termes musicaux, à donner le la. Le rythme, donc, la scansion, la répétition.
Justement le deuxième air de famille associe Fosse à Bernhard. On assiste chez l’un comme chez l’autre à un emploi de la répétition et de la variation. Ainsi, le verbe penser est répété 979 fois dans l’original avec une proportion quasi équivalente en français, 977 fois, et le verbe dire sous toutes ses formes 1901 fois (2120 en français) – avec en point d’orgue des formulations hyperboliques telles que, c’est moi qui souligne, « je ne veux plus la voir, je pense, et je pense qu’on est aujourd’hui lundi ». De même, la syntaxe de telle phrase doit pouvoir être réutilisée sans modification majeure d’une page à l’autre en fonction de ses répétitions/variations. Ainsi, le passage cité plus haut devient, environ trois cents pages plus tard : « et j’inspire profondément, et je dis intérieurement Kyrie, et j’expire lentement, et je dis eleison, et j’inspire profondément, ». Ce jonglage suppose une mémoire traductionnelle et une vérification constante des éventuels passages similaires en amont. Un quart sinon la moitié du temps de traduction se passe autour de cette recherche/adaptation.
Quid justement du lexique ? Assez simple en soi, il n’a pas exigé la consultation fréquente des dictionnaires. Mais une chose m’a frappé dans cette « prose lente », ainsi que Jon la qualifie, et qui correspond à une autre de mes marottes linguistiques : pourquoi tel mot existe dans une langue et pas dans une autre ? Cette Septologie donne aussi à voir un monde double, avec deux Asle, tous les deux peintres, peut-être un seul et même personnage, l’un alcoolique, l’autre pas, l’un malade, l’autre pas. Mais, à propos de double, pourquoi n’avons-nous pas en français d’adjectif aussi simple que edru en norvégien ? Sobre n’est pas l’antonyme direct et immédiat de soûl. Idem pour frisk : le sens originel du sanus latin est atténué dans notre sain français ; pourquoi n’avons-nous aucun adjectif, sinon guéri, pour désigner quelqu’un en bonne santé ? Je n’ai cessé de me dire que cette traduction est une illustration linguistique de l’histoire de la poule et de l’œuf. Les Norvégiens se soûlent-ils plus que les Français au point d’avoir besoin d’un adjectif pour désigner un état qu’ils connaissent moins ou les Français tiennent-ils mieux l’alcool ? Les Français ont-ils perdu la réalité de la non-maladie au point de ne plus éprouver le besoin de la désigner ou les Norvégiens ont-ils plus conscience de l’importance de la bonne santé ?

* L’Autre Nom paraît le 30 septembre aux éditions Actes Sud.

Jean-Baptiste Coursaud
Le Matricule des Anges n°225 , juillet 2021.
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