Après la forêt vierge dans Le Nom des singes (1994), la péninsule chinoise de Macau (Le Port intérieur, 1999), la ville imaginaire d’Oulang-Oulane (Songes de Mevlido, 2007) ou encore le kolkhoze sibérien de Terminus radieux (2014), c’est au cœur de l’immensité concentrationnaire d’une cité psychiatrique que se déploie Les Filles de Monroe. Univers post-apocalyptique où se côtoient des vivants et des morts, relations régies par des rapports hiérarchiques faits de défiance, de mensonges, de manipulations, le Parti, ou du moins ce qui reste de ses idéaux, doit être sauvé et c’est depuis l’au-delà que Monroe, un ancien du Parti mis à mort pour déviationnisme, compte s’y prendre. Comment ? C’est tout l’enjeu de ce 45e livre de l’édifice post-exotique, énième efflorescence d’un mouvement littéraire autoproclamé par l’un de ses auteurs (Manuela Draeger, Lutz Bassmann, Elli Kronauer, Antoine Volodine), quand bien même ils ne semblent faire qu’un à l’état civil !
Il pleut beaucoup dans les livres post-exotiques, il y fait sombre aussi et nombreux sont les personnages qui, tombés du ciel, s’échouent en terre hostile. Sauf que contrairement au mythe d’Icare, chez Volodine, c’est à partir de la chute que tout commence. En l’espèce, c’est Rebecca Rausch, fille de Monroe, qui au seuil du roman apparaît. « Elle dévissa, fila vers le bas comme une grosse pierre sombre, sans faire le moindre mouvement pour se rattraper et sans bruit » s’il n’y avait la pluie qui dans les flaques goutte sans discontinuer. Elle vient de naître, apprend-on, par le narrateur qui, comme son acolyte nommé Breton (à moins qu’il ne s’agisse que d’une seule et même personne), est doué de facultés visionnaires telles que voir dans le noir, percevoir des entités non-visibles à l’œil nu, voir les songes des morts… Ce qui n’est pas du goût des apparatchiks, inquiets à l’idée que Breton (et Breton) ne fomente un renversement de l’appareil d’État.
Si accepter ces prémices fictionnelles permet d’entrer dans un univers atypique, inquiétant et fascinant, il se trouve que ce à quoi la lecture du roman nous confronte n’est pas le développement original d’une histoire. Rien dans l’écriture ne semble remarquable non plus mais peut-être est-ce lié au fait que l’art du récit y fonctionne à merveille comme si tout coulait de source. L’expérience de lecture qui émane du roman tient à la puissance des images et plus précisément à la manière dont celles-ci persistent et continuent leurs vies dans l’esprit du lecteur. On sait que Volodine écrit à partir de ses obsessions et que, par procuration, ses personnages en héritent, tel qu’au chapitre 20 où Kaytel, un des membres du Parti, emporté « par ses lourdes cogitations », « dérive vers les problèmes qui l’obsèdent depuis toujours, la folie, la mort, la vie et la maladie après la mort, sans parler de la chaîne des désastres et des mauvais choix qui tirent l’humanité vers la fin ». Dans Écrivains (2010), Maria Trois-Cent-Treize ne dit pas autre chose quant à ce qui constitue le moteur du récit : « Au début il n’y a pas de verbe mais il y a un peu de lumière, et même s’il n’y a aucune lumière il y a l’image d’un lieu et d’une situation, et seule l’image compte ».
« Rêverie dérivante, sans fin, sans durée » où mille images tissent une polyphonie dense alors que la fin non pas de l’Histoire mais de l’entreprise éditoriale approche : de 45 à 49 livres annoncés, il n’y a plus guère que quatre ouvrages qui les séparent. « La fin de quoi ? » questionne le narrateur en dernier lieu. Et en annexe aux Filles de Monroe, l’énumération de « 343 fractions du Parti au temps de sa gloire », multiple de 49, nombre d’or de l’échiquier volodien ; 343 noms dont la lecture d’une seule traite, amusée, a quelque chose de crépusculaire.
Christine Plantec
Les Filles de Monroe, d’Antoine Volodine
Seuil, 286 pages, 19,50 €
Domaine français L’outremonde d’Antoine Volodine
septembre 2021 | Le Matricule des Anges n°226
| par
Christine Plantec
Ou une pierre de plus à l’édifice post-exotique, entre différence et répétition, le droit et le plaisir de dire encore.
Un livre
L’outremonde d’Antoine Volodine
Par
Christine Plantec
Le Matricule des Anges n°226
, septembre 2021.