A bord d’un cargo, une vingtaine de marins sans visages, indistincts les uns des autres, forment un chœur et un corps en contrepoint desquels se dresse une femme, la commandante. Le livre est une traversée à plusieurs titres : d’une rive à l’autre de l’Atlantique pour transporter des conteneurs, d’une rive à l’autre de la connaissance de soi, de l’anthropocentrisme à l’abandon au monde marin.
D’emblée nous sommes en pleine mer, loin de tout port, celui de l’arrivée n’étant qu’un horizon impensable. L’écriture, hypnotique, puise sa source en un seul moment, cette scène initiale qui hante le texte – le cargo est à l’arrêt, les marins s’offrent une baignade tandis que la commandante, qui a autorisé cet écart, est restée à bord. Cet événement ouvre une brèche dans laquelle chacun s’engouffre. Commence alors une traversée intime, à la fois naissance « de l’air vers l’eau » et pulsion de mort, sensation de chute « de tous les immeubles possibles, de toutes les falaises, de tous les cauchemars ». Là où seul Ulysse peut entendre le chant des sirènes, ici c’est l’équipage entier qui goûte à cette plongée dans l’inconscient. Le cargo repart mais le cours des choses a été rompu. Un marin surnuméraire (réfugié ? divinité marine ?) remonte à bord avec les autres, le navire semble s’alourdir et dérive hors de contrôle, avec les passagers à sa merci, aussi désorientés que la narration.
Parce qu’il se retrouve aux prises avec une machine et un climat qui ne lui obéit plus, parce que la commandante accepte de ne pas lutter contre cet état de fait plutôt que de « tout résoudre par de grandes violences d’homme », l’équipage traverse les apparences, les règles, la routine de la civilisation. Cette pause dans le cirque humain, en ralentissant la frénésie des départs, des arrivées, des retours, leur fait entrevoir « la possibilité peut-être, d’inventer quelque chose de nouveau ». Mariette Navarro renverse la cartographie traditionnelle voulant que la femme attende à quai les hommes venus de la mer, au profit de cet équilibre nouveau où la sensualité se situe entre la femme et le cargo. « Elle veut poser ses mains sur les hanches de l’animal, en sentir la chaleur, se laisser emporter par le trouble que ça produira, amoureuse, presser ses doigts contre la peau vibrante. » Pour faire respecter son autorité, elle ne peut exister sexuellement parmi ces hommes, elle ne peut qu’être une altérité totale qui inspire la crainte. Dès lors que la femme se vide enfin des larmes qu’elle retenait, renonçant symboliquement à son pouvoir, le bateau semble s’alléger et on retrouve le chemin du port, de la normalité.
Loin de la matérialité pure des textes maritimes, souvent prolétariens – on pense à Takiji Kobayashi, l’Ultramarine de Malcolm Lowry, Nordahl Grieg, Nikos Kavvadias – celui-ci, éthéré, touche dans ses plus beaux moments à l’expérience coupée de l’humanité, hors du langage, des marins. « Il y a les vivants, les morts, et les marins. » En mer, ces derniers entendent des voix provenant de langues éteintes, comme si le temps se repliait en accordéon et que les destinées se répondaient à travers les siècles. On entre alors dans le mythe, dans les « récits d’Atlantique et d’Atlantide, les triangles inquiétants et les vaisseaux fantômes », on touche à la part d’archaïsme en chacun. La modernité des terres se fait oublier, les conteneurs sont réduits à de simples formes inoffensives, leur couleur bleue s’alliant bien avec le crépuscule.
L’écriture de Mariette Navarro reproduit cet espace ouvert, liminaire et libérateur, à travers des phrases dénuées de graisse, solennelles dans leur pureté, chacune s’élevant, se déroulant en une, deux, plusieurs visions puis se brisant comme une vague : « Dans les derniers rayons du soleil, la mer était une hémorragie, on aurait pu voir les bouillons d’une blessure, le vieux souvenir d’une pêche sanglante, d’un corps à corps. » Paradoxalement pour une auteure de théâtre, ses passages dialogués sonnent moins juste que ses morceaux de prose. C’est de ces derniers, tout en apnée, que s’élève le vertige atemporel que provoquent la mer et l’écriture.
Feya Dervitsiotis
Ultramarins, de Mariette Navarro
Quidam éditeur, 156 pages, 15 €
Domaine français Entre deux eaux
Porté par une écriture entêtante, le premier roman de la dramaturge Mariette Navarro réinvestit cette matière plurimillénaire qu’est le voyage en mer et dessine un étourdissant monde dans le monde.